L’établissement des routes par Georges Jorré
Le Vercors, c’est-à-dire le massif préalpin limité par la dépression subalpine, la vallée de l’Isère, la plaine de Valence et le Diois, est par excellence un monde fermé. Assez faiblement plissé, il a pu garder presque partout sa carapace de calcaire urgonien qui le protège efficacement contre l’érosion. Celle-ci n’a guère pu que faire reculer les parois du massif, en leur donnant le caractère d’escarpements; les vallées qui sortent de la montagne sont des cluses profondes, de vrais abîmes, dont le raccord avec les amples vais longitudinaux de l’intérieur ne se fait que par des défilés linéaires, célèbres par leur pittoresque* Ainsi de tous côtés, par le Diois, ou vers la plaine de Valence, au-dessus de la cluse de Grenoble et plus encore du côté de la vallée de la Gresse et du Trièves, le Vercors se présente en falaises, parfois redoublées : c’est une vraie forteresse, et les poternes qui s’insinuent dans la masse ouvrent des voies de pénétration si incommodes que pendant longtemps on a préféré l’escalade des murailles à l’accès par ces prétendus passages. Une seule exception peut-être : entre les cluses de la Bourne et du Nan, sur le flanc occidental du massif, la retombée de l’anticlinal bordier est assez peu prononcée pour que, vers Saint-Pierre-de-Chérennes et Saint-André, on puisse assez aisément escalader le rebord du massif. Mais on n’a ainsi accès que sur les plateaux tout extérieurs de Presles et des Coulmes, et des difficultés aussi fortes que celles qu’on avait esquivées se présentent si l’on veut pousser au delà. Le Vercors est bien un monde fermé.
Cet état lui a valu, jusqu’à une date récente, des conditions économiques très défavorables. Faute de trafic, le pays devait vivre entièrement replié sur lui-même, sans pouvoir développer ses magnifiques ressources forestières et pastorales. Au début du XIXe siècle, le Vercors est ‘très vraisemblablement la plus pauvre parmi les régions naturelles des Alpes du Nord. « Le canton du Vercors (écrit vers 1820 ou 1830 une haute personnalité qui n’a pas signé sa lettre et que nous croyons être le préfet de la Drôme) est entièrement privé de communications avec le pays environnant; il lui est presque impossible de faire aucun échange. Aussi, depuis qu’on a cessé d’y travailler à la draperie commune, les habitants sont-ils dans un état effrayant de misère et d’ignorance qui ne fait que s’accroître » Ce jugement s’applique sans difficulté à tout le massif. Misère et ignorance, tels sont les termes qui en caractérisent le mieux l’état.
Soixante ans plus tard, le Vercors est peut-être la partie la plus riche des Alpes françaises. L’exploitation de ses forêts, le développement de ses ressources pastorales lui donnent des ressources prodigieuses. Or cette miraculeuse transformation est entièrement due à l’établissement des voies de communication, opéré tout au long du XIXe siècle. La construction des routes est donc le fait géographique capital dans l’évolution économique du pays. Aussi avons-nous cru utile d’en présenter ici le tableau, dressé d’après des enquêtes sur les lieux et des recherches dans les archives départementales de l’Isère et de la Drôme.
Les grandes voies d’accès
Le Vercors n’a pas beaucoup l’embarras du choix pour les emplacements possibles des voies de pénétration vers l’intérieur du massif. Quatre zones d’accès principales peuvent être envisagées.
La première est la vallée du Furon, qui descend du val de Lans vers Sassenage et l’Isère. Elle est de beaucoup la plus aisée, et celle qui depuis le plus longtemps est utilisée comme voie d’accès vers cette région du Villard-de-Lans, Autrans et Méaudre, qu’on appelait jadis les Quatre-Montagnes. En effet, la vallée est un synclinal, descendant par l’effet d’un abaissement d’axe des plis vers l’emplacement de la cluse de Grenoble. Les gorges n’y manquent pas pourtant, en amont et en aval d’Engins, par lesquelles la rivière essaie de racheter la formidable différence de niveau (800 mètres) entre Lans et l’Isère.
La seconde est située à l’autre extrémité du massif. Le grand synclinal médian du Vercors s’y termine au Sud, au-dessus des vallées profondes du Diois, par une échancrure peu prononcée (1411 mètres), mais qui présente l’avantage de ne pas se présenter en falaise comme le font presque partout les murailles urgoniennes du massif : c’est le col de Rousset. A ces qualités locales, ce passage en joint d’autres, de portée plus générale; il débouche vers le Sud à proximité de Die et au Nord donne accès aux grandes dépressions de Saint-Agnan, Vassieux, La Chapelle, qui sont les cellules centrales du Sud du massif.
Vers l’Ouest enfin, les deux cluses de la Bourne et de la Vernaison, qui entaillent si profondément le massif, semblent toutes désignées pour frayer un passage aux routes. Dure entreprise, cependant, que d’y établir des voies- de communication accessibles aux voilures ! Il faut d’abord, à Pont-en-Royans et aux Petits-Goulets, traverser la retombée anticlinale qui forme le rebord extérieur du massif. Parvenu ainsi dans les combes d’Echevis et de Choranche, il faut affronter, le long de la Vernaison, le splendide défilé des Grands-Goulets, creusé dans la carapace urgonienne qui s’enfonce sous le grand synclinal médian; le long de la Bourne, il faut remonter dans les mêmes conditions la gorge qui atteint la Balme de Rencurel. Enfin, le long de cette dernière rivière, une route destinée à atteindre Villard-de-Lans et les Quatre-Montagnes doit de nouveau se frayer un passage héroïque par les gorges de Goule-Noire et des Jarrands.
C’est à ces difficultés formidables qu’il fallait s’attaquer d’abord pour mettre le Vercors en communications aisées avec l’extérieur. Elles furent successivement vaincues par la construction des routes de Sassenage au Villard-de-Lans par le Furon, du Pont-en-Royans à Die par les Goulets et le col de Rousset, enfin du Pont-en-Royans au Villard-de-Lans par les gorges de la Bourne.
Route de Sassenage au Villard-de-Lans
De ces routes, la première en date fut celle reliant Sassenage au Villard-de-Lans (actuellement grande voie n° 6). Depuis longtemps les populations des Quatre-Montagnes étaient désireuses de s’ouvrir un chemin sur Grenoble. Elles voulaient sortir de leur isolement : le commerce seul, dont de bonnes communications étaient une condition sine qua non, pouvait éviter à leur pays le prolongement de ses souffrances. Par ailleurs, leurs efforts pour développer chez elles l’agriculture — au Villard, les prairies artificielles commençaient à s’acclimater — leur faisaient trouver leur situation plus intolérable encore que précédemment : elles ne s’en cachaient point.
Leur voix devait être entendue. Dès les premières années du siècle, nous voyons la préfecture de l’Isère, préoccupée par cette question, converser avec celle de la Drôme : ne pourrait-on ouvrir un chemin traversant de part en part le massif du Vercors, une grande voie Grenoble-Die?
Les compétences, en tous cas, étaient d’avis qu’on ne pouvait ajourner indéfiniment la discussion de ce problème. Perrin- Dulac, secrétaire général de la préfecture, écrivait au préfet de l’Isère (date inconnue) : « Le sous-préfet de l’arrondissement de Die a fait ouvrir un chemin de Die à Grenoble par la montagne. Ce chemin, qui diminue de près de moitié la distance que l’on est obligé do parcourir par la grande route, aboutit dans votre département sur le territoire de Corançon qui fait partie de la commune du Villar. Sa direction naturelle lui fait traverser les villages du Villar-de-Lans et de Lans où il existe un chemin à mulets par la gorge d’Engein et Sassenage. Mais il serait facile et peu dispendieux d’en faire un praticable pour les voitures. Il communiquerait de Lans à Saint-Nizier, Pariset et Sessinet et aboutirait au pont projeté sur le Drac. « Les communes intéressées paraissent portées à faire cette dépense… »
Elles l’étaient — la chose n’est pas douteuse — et cependant, même pour la réalisation de ce projet, il leur était dur d’ouvrir leur bourse. En prairial an XI (mai-juin 1803), il y eut de grandes discussions entre Engins, Lans, Villard-de-Lans, Autrans et Méandre à propos de la réparation du chemin d’Engins. Autrans objectait qu’il avait d’autres chemins (le Pas de la Clef). Le Villard alléguait que c’étaient surtout ses chevaux et non ses voitures qui usaient du chemin d’Engins. Méaudre, par contre, reconnaissait l’opportunité de la réfection : « Le chemin qui conduit du cole de Saint-Gervais, Vinai, Saint-Marcelin où les habitants se rendent pour acheter des bœufs, vaches et brebis a entre autre un endroit appelé Pertuson qui ce trouve entièrement dégradé, et où un cheval, pour peu qu’il soit chargé, a de la peine à passer sans danger — pour se rendre du cole de Chauranche et du Pont-en-Royans où l’on est en usage d’aller prendre du vin, les chemins ce trouvent encore bien mauvais et fort dangereux… »
Mais les autorités supérieures étaient décidées à agir. Le 9 pluviôse an XIII (21 janvier 1805), l’ingénieur on chef des Ponts et Chaussées de la Drôme demandait un tracé passant par Die, Romeyer, le col de Perperette. Une fois dans l’Isère, il traverserait le Pas de la Ville, Gresse, et irait s’embrancher sur la grande route de Sisteron à Grenoble par Serres et le Monestier. Le projet était séduisant — le chemin ainsi conçu était beaucoup plus court que s’il passait par la Chapelle, Saint-Julien et le Villard. Mais il n’était pas agréé par le sous-préfet de Die qui, le 9 germinal an XIII (30 mars 1805), écrivait au maire de Pariset :
« Nos travaux sont entrepris sur plusieurs points dans le Vercorps. On y a même commencé par des parties difficiles et pénibles… Le chemin à partir de la limite de Coranson descend les montagnes par des rampes que j’avais demandé ne pas excéder six pouces — mais j’ai lieu de craindre qu’elles n’aillent à sept dans quelques parties, et je chercherai à éviter au moins qu’elles n’excèdent au hameau de Tourte (commune de Saint-Martin) ; de là elle va en plaine, ou sur des pentes insensibles en côtoyant le ruisseau jusqu’à Saint-Agnan et successivement jusqu’à Rousset, hameau de Saint-Agnan. De là, et toujours en prolongeant, elle monte du côté du Nord le col dit de Rousset qu’on redescend au Midi par des rampes qui amènent à la commune de Chamaloc qui n’est qu’à 5/4 d’heure du chemin de Die et presque de niveau avec le sol de cette ville. »
Un peu plus tard, le préfet de la Drôme écrivait à son collègue de l’Isère :
« … La contrée dont je veux parler est la plus âpre de ce département, c’est le Vercors. La communication la plus directe de Grenoble à Die traverse ce canton, aboutissant de ce côté-ci aux montagnes situées sur le vôtre, dites de Sassenage, dont il me paraît que les habitants attachent beaucoup de prix à ce que cette communication soit rendue aussi aisément praticable que la rigueur du site le comporte. Déjà les chariots de montagne peuvent passer dans la presque totalité du Vercors où les travaux vont se continuer avec soin et activité. Une des communes frontières, celle de Saint-Martin, les a portés et à peu près achevés jusqu’au sommet d’une montagne où est sa limite avec la commune du Villard — point connu sous le nom de Pas de l’Ane… Ce chemin pour Grenoble doit, à ce qu’il m’a été assuré sur les lieux, traverser dans votre département les communes de Villard, Lans, Saint-Nizier, Pariset et Seissein. M. le Maire de Pariset, à ce qu’il m’a été dit encore, fait faire avec le zèle et les soins les plus recommandables des réparations et améliorations très importantes pour cette communication sur le territoire de sa commune, tant vers Seissein que vers Saint-Nizier. Mais on se plaint fortement de ce qu’il n’en est pas de même au Villard, particulièrement depuis le hameau de Corrançon jusqu’au Pas de l’Ane, dont le trajet d’environ 2.400 m. reste d’une extrême difficulté… »
Retenons bien ces projets. Ils nous prouvent qu’à ce début du XIXe siècle personne encore ne songe à faire passer la route par les vallées, puisque cette voie projetée de Die à Grenoble évite la basse Vernaison, évite la haute Bourne, évite le Furon. C’est seulement sur les grands théâtres d’opérations, aux abords du Cenis et du Genèvre, que la formule des routes suivant le fond des vallées au prix de superbes travaux d’art commence à cette époque à être appliquée ; pour le Vercors, où elle trouvera de si brillants succès, son heure n’est pas encore venue.
D’ailleurs cette collaboration entre les deux départements ne dura pas, et bientôt l’Isère dut songer uniquement aux Quatre-Montagnes ; libre à la préfecture de Valence de s’occuper du Vercors. Les intentions de la Drôme étaient, en effet, trop claires : elle voulait, et Perrin-Dulac l’avait compris, drainer vers elle tout le commerce du Vercors, et notamment se faire acheter plus de 5.000 hectolitres de vin : cela au détriment de Sassenage, de Grenoble et des communes du Royans situées dans l’Isère. Aussi Perrin-Dulac rêvait-il d’un chemin Sassenage-Engins-Lans, qui aurait eu, entre autres avantages, celui de faciliter l’exportation des blés de Sassenage. Mais les frais le faisaient reculer; il proposa, en conséquence, un tracé Corrençon-Le Villard-de-Lans – Saint-Nizier – Pariset- pont du Drac.
« Ce chemin, déclara le conseil municipal de Pariset dans sa séance du 25 messidor an XIII (14 juillet 1805), sera également très utile au canton du Villard, notamment pour l’importation du plâtre pour l’engrais de ses prairies artificielles qui ont presque doublé d’étendue depuis quelques années par l’introduction de la culture du sainfoin. » De fait, on ne tarda guère à entamer sa construction entre Seyssinet et l’extrémité du territoire de Saint-Nizier, aux confins de Lans.
Cependant, ce projet ne put empêcher le tracé de la route que réclamaient les Quatre-Montagnes. Dès 1818, le préfet de l’Isère, apprenant que le chemin du Villard à Grenoble venait de subir des dégradations particulièrement graves, envoya sur les lieux un ingénieur chargé d’en préparer la réfection. Elle devenait de plus en plus nécessaire : le baron-préfet d’Haussez se voyait adresser par les maires du Villard, de Lans, d’Autrans et de Méaudre, une supplique demandant que le chemin du Villard à Grenoble par Sassenage fût transformé en « une petite route praticable à de petites voitures seulement ». (Cela en vue de faciliter l’exportation du bois de construction à Grenoble, du bois de marine pour l’Etat, et de mieux exploiter les pâturages.)
La question financière se posait. A leur honneur, toutes les communes intéressées acceptèrent de s’imposer — sauf Lans, à qui cette résistance ne servit de rien. Méaudre offrit de s’acquitter en prestations. Engins décida de payer 20 centimes supplémentaires par franc pendant cinq ans, et le Villard en fit autant (1822).
Finalement, les sommes versées se montaient :pour Lans à 7.115 francs, pour le Villard à 11.730, pour Méaudre à 6.865, pour Autrans à 8.365, pour Engins à 1.925. De nouveaux paiements suivirent : au Villard 9.775 francs, à Lans 5.930, à Méaudre 6.193, à Autrans 7.460, à Engins 640.
L’adjudication des travaux eut lieu sur-le-champ. L’entrepreneur Moneyrot les poussa activement, et, le 16 mai 1825, il annonçait au préfet que « la route Sassenage-Le Villard était totalement finie ». C’était se presser : le 8 juillet 1827 seulement, le maire du Villard pouvait écrire : « La route tendant du Villard jusqu’à l’entrée des gorges de Lans, ainsi que celles d’embranchement tendant à Méaudre et Autrans seront incessamment ouvertes. » S’élevant par plusieurs courbes sur le plateau des Côtes de Sassenage, pénétrant par un tunnel dans la vallée du Furon, la route de Villard se hisse encore par d’amples boucles jusqu’à la hauteur d’Engins, puis suit fidèlement le tracé des gorges (pl. I-A) d’où elle émerge au hameau de l’Olette, près de Lans; désormais elle n’a plus qu’à suivre, jusqu’au Villard, la plaine et les terrasses du val de Lans. Le tracé primitif était plus simple; aussi dut-il subir, jusqu’en 1845, diverses rectifications. Du moins avait-il le grand mérite d’être la première brèche faite au bloc du Vercors.
Aussi, dès son achèvement, le préfet de la Drôme essaya de renouer avec son collègue de l’Isère des négociations en vue d’études communes pour une route Grenoble-Die. Le 21 juillet 1828, il lui rappelait le tracé de ce chemin par Chamaloc, Rousset, Saint-Agnan, La Chapelle, Saint-Martin, le Pas de l’Ane, Corrençon et le Villard. La construction d’une telle route, disait-il, entraînerait trop de frais. Mais on pouvait se borner à rendre ce chemin sûr et toujours praticable aux montures à bât. En tous cas, ce qui importait à son avis, c’était que les deux départements ouvrissent, de concert, une route par Châtillon, Treschenu et le col de Menée. Ce serait facile, peu coûteux et très rémunérateur, car ce passage qui menait en Trièves permettait des relations suivies entre l’Isère et l’arrondissement de Nyons.
Il ne semble pas que cette proposition ait été écoutée, et nous ne voyons pas que les pourparlers se soient poursuivis. La jonction des deux grandes artères du massif ne se devait faire que beaucoup plus tard et d’une tout autre façon.
Toutefois, l’intérêt qu’il y avait à éveiller tout le massif à la vie et non pas seulement sa région Nord-Est, devait frapper les esprits. Huit ans plus tard, le 28 mai 1836 le « Sous-Comité chargé des travaux préparatoires au classement de la communication vicinale de Grenoble à Die se réunit. Après avoir exposé les origines de la route Sassenage-Le Villard et avoir exalté cette belle œuvre, il confessa qu’elle constituait un travail inachevé. En 1822, on n’avait en vue que les communications des Quatre-Montagnes avec Grenoble. Maintenant, il s’agissait d’autre chose : « Ouvrir une voie nouvelle aux relations de deux départements, favoriser l’introduction des travaux agricoles sur des montagnes aujourd’hui incultes et appeler à ces travaux paisibles des familles condamnées jusqu’ici à une existence solitaire et misérable; ouvrir réciproquement un débouche aux produits de deux cantons riches de leur sol et qui, pour leurs échanges, n’attendent que de voir tomber la barrière qui les sépare : tel sera le résultat de la route projetée. Elle pourrait ouvrir avec le Midi de la France une communication indépendante des événements de la guerre. »
La conclusion, c’est qu’il fallait faire prendre place à la route Sassenage-Le Villard parmi les grandes communications vicinales. Les frais ne seraient pas élevés. Ils furent ainsi répartis : Villard-de-Lans 36 %, L’Ans (sic) 24 %, Méaudre 12 %, Autrans 12 %, Engins 8 %, Sassenage 8 %. En effet, l’intérêt de cette dernière localité au chemin n° 6 était trop démontré pour qu’elle pût se soustraire plus longtemps à ses obligations. Une lettre, en date du 19 mai 1834, qu’adressait au préfet le maire du Villard, démontrait qu’avec l’ancien chemin il n’était pas possible d’exploiter les blocs énormes des carrières de pierre situées aux Côtes de Sassenage.
A dater de ce jour, les événements saillants sont rares dans l’histoire de la grande voie n° 6. On crut, en août 1841, qu’elle allait du Villard se prolonger sur Méaudre, soit par la Gorge, soit par Passe-Batel, mais ce projet, que caressait le conseil municipal du Villard, ne put être réalisé.
Il faut signaler, entre 1882 et 1886, diverses rectifications de la route aux environs d’Engins. Elles avaient été, dès février 1879, réclamées par la commune de Méaudre : elle alléguait l’intérêt, non seulement du Villard, mais encore du Royans et du Vercors dont les relations avec Grenoble étaient beaucoup plus étroites depuis l’ouverture de la route Pont-en-Royans – Les Jarrands avec embranchement sur le Vercors.
La grande voie Sasseîiage-Villard-de-Lans est aujourd’hui l’une des plus importantes du massif. Les services qu’elle rend depuis 1830 ont plus que justifié les espoirs mis en elle et son activité n’a fait qu’augmenter depuis la création de la grande voie n° 2. Elle est la route la plus fréquentée du massif, à la fois pour le trafic des voyageurs (tourisme) et des marchandises; elle est avant tout la grande route du bois. Sans doute, une concurrence vient de lui naître, celle de la voie ferrée Grenoble-Villard-de-Lans, inaugurée en 1920. Il ne semble pas jusqu’ici qu’elle ait atténué l’intensité des transports par la route.
Le chemin de grande communication n » 6, nous l’avons dit, fut le premier ouvert dans le massif — et de beaucoup. Pendant une quinzaine d’années, il resta seul. Nous en avons pour preuve une carte routière du département de l’Isère dressée en 1843 (Archives de l’Isère, série S) : elle n’indique, dans la région qui fait l’objet de cette étude, ni route royale, ni route départementale. Le long de la Bourne, un pauvre sentier part d’Auberives pour finir à Corrençon. Ce dernier hameau en possède deux autres principaux : l’un rejoint Claix (au Nord de Varces) en traversant le Villard; le second se confond avec lui jusqu’au Villard et de la gagne Lans, Saint-Nizier, Pariset, Fontaine où l’on retrouve la route départementale. Montaud est relié à Veurey et à la route départementale par un sentier analogue. Même chose entre Engins et les Cotes de Sassenage. Quant à Mallevai, Autrans, Méaudre, Valchevrière, Saint-Julien, Saint-Martin, Châtelus et Presles, on les pourrait croire absolument isolés.
Enfin la carte, qui nous donne plus que ne nous promettait son titre, signale un chemin vicinal de grande communication qui part de Pont-en-Royans, laisse un peu à l’Ouest Sainte-Eulalie, traverse Echevis, La Chapelle, Saint-Agnan et Rousset, pour continuer vers le Sud sur Chamaloc et Die. Ce renseignement doit être taxé d’inexactitude. Le chemin en question n’existait qu’à l’état embryonnaire, au moins dans la réalité : il est absolument illogique de le figurer comme celui de Sassenage au Villard. En fait, ce fut précisément en 1843 que commencèrent les travaux de construction de la route Die – Pont-en-Royans. C’est de cette route que nous allons maintenant nous occuper.
Route de Die au Pont-en-Royans par les Goulets. (Chemin de grande communication n° 101.)
Il avait existé jadis un sentier passant par les Goulets et reliant le Vercors au Royans; il avait fini par devenir impraticable. A la fin du XVIIIe siècle, le Vercors en avait perdu le souvenir. Le chemin dont il usait le plus était celui de l’Allier, dégringolant de Saint-Martin vers la combe d’Echevis pour gagner Châtelus et Pont-en-Royans, et lorsqu’il fut question, sous le Premier Empire, de donner à ce canton si déshérité de meilleures communications avec l’extérieur, on ne songea tout d’abord qu’à améliorer cette voie. Nous en avons la preuve dans une pièce datée du 18 novembre 1792 : c’est le procès-verbal d’une réunion du conseil général de la commune de Saint-Martin avec celui de Saint-Julien. Après s’être lamentées sur les avaries du chemin de l’Allier récemment réparé à grands frais, « considérant que le Pont-en-Royans est le lieu avec lequel les communes ont le plus de relations d’affaires, soit par rapport aux foires considérables qui y sont établies, soit pour les besoins journaliers de ses habitants, que le chemin de l’Allier est le seul où lesdits habitants puissent passer pour se rendre au Pont-en-Royans ou à Saint-Marcellin ou à Romans, que ce chemin est situé sur le roc… dans une pente qui présente des précipices affreux dans l’étendue d’un demy quart de lieue », elles arrêtent que les municipalités demanderont à l’administration une somme de 2.000 livres.
Plus caractéristique encore est une lettre du maire de Saint-Martin (1807) ; il appuie de toutes ses forces le récent projet de réfection et de prolongement du chemin de l’Allier et se porte garant du concours financier de tout le canton : Saint-Martin paiera 700 francs, Saint-Julien 600, La Chapelle 300, Saint- Agnan 300 et Vassieux 100. L’année d’après, il écrit au préfet pour lui annoncer que ces communes ne verseront pas 2.000, mais 3.400 francs. Et dans cette lettre il reconnaît que certaines personnes avaient rêvé d’une route par les Goulets; elle eût beaucoup mieux valu que celle de l’Allier; elle aurait été un peu plus centrale et la pente en eût été plus douce, mais, ajoute-t-il tristement, « il est reconnu que 200.000 francs ne suffiraient pas pour l’ouvrir dans les gorges; il est physiquement impossible que les communes puissent jamais faire face à une pareille dépense : ainsi elles doivent se borner en l’état à achever le chemin de l’Allier qui est trop avancé pour ne pas le continuer, quand même celui des Goulets serait possible ».
Ce point de vue avait donc bien des chances de prévaloir, et le sous-préfet de Die paraissait le priser. Les rares partisans du tracé par les Goulets étaient traités d’utopistes et de songe-creux, sinon d’aliénés; longtemps encore il en devait être ainsi. Les années passèrent sans voir s’accomplir aucun travail sérieux. Cette stagnation dans les études fit oublier le projet de l’Allier. L’Empire était tombé. Louis XVIII était mort; ce fut en 1828 seulement que la question de la route du Vercors revint à l’ordre du jour : à ce moment, la région ne possédait encore aucun chemin praticable aux voitures. Tout s’importait et s’exportait à dos de mulets, même le bois et les fourrages. Les communications étant entièrement interceptées par les neiges, durant l’hiver les habitants, s’ils n’avaient pas fait de provisions, étaient réduits à la gène la plus cruelle. Il aurait fallu leur procurer un travail pour l’hiver; mais, pour ce faire, un chemin propre aux voilures était nécessaire. Aussi l’administration des Ponts et Chaussées fit-elle une étude technique du tracé à suivre. Le cours de la Vernaison paraissait tout indiqué, mais deux obstacles se présentaient, jusqu’alors insurmontables : les Grands et les Petits-Goulets. « Depuis que le Vercors est habité, personne, disait à tort l’auteur, n’a jamais pu pénétrer dans cette partie de la gorge qui est la plus étroite et où les eaux tombent de cascades en cascades formées par de gros blocs de rochers détachés qui barrent leur passage. » Pour les Petits-Goulets, l’eau en occupait, presque toute la largeur ; ils étaient « impraticables aux gens de pied ». « Les gens du pays, pour aller dans le Royannais, passent par la montagne de gauche qui sépare les deux vallées, à un col appelé le Peina, presque à la hauteur de la sortie des Grands-Goulets, pour descendre sur Saint-Laurent. » Mais ce tracé serait fort dispendieux et nécessiterait, sur les deux versants, des pentes très raides; mieux valait tenter la percée des Petits- Goulets, obstacle dont on pouvait triompher. En ce qui touchait les Grands-Goulets, il serait indispensable de transporter les matériaux à bras d’homme; du moins fallait-il ouvrir des carrières sur place pour avoir la chaux à portée. On ne pouvait se dissimuler d’ailleurs qu’aux Petits comme aux Grands-Goulets les eaux gêneraient considérablement le travail.
Vers le même temps, le département de la Drôme, nous le savons, négociait avec celui de l’Isère au sujet de la route du Vercors. Ces pourparlers n’aboutirent pas; ils eurent cependant un heureux résultat : celui de faire réparer une faible partie du chemin de Die à La Chapelle. Ce travail avait été amorcé dans l’automne de 1792.
Mais, de plus en plus, l’idée d’une route des Goulets frappait Les imaginations. On la voyait déjà, les ‘gorges franchies, relier le Diois au Royans. En 1833, le sous-préfet de Die déclarait encore nulle — ou presque — l’exploitation des bois du Vercors. Et désireux de faire cesser cet état de choses, il se demandait où passerait la route, une fois les Goulets ouverts : à l’Ouest, en suivant depuis Vassieux le bas des montagnes, ou à l’Est, en longeant la Vernaison? et, dans ce cas, ne traverserait-on pas la vallée de La Chapelle par un lacet permettant un embranchement sur Vassieux et l’exploitation des bois de cette dernière commune? La question le préoccupait : il y revenait, le 12 octobre 1833, dans une lettre au préfet, et son avis était qu’il la fallait soumettre à l’administration forestière. En effet, l’Etat payait des gardes fort cher pour ne tirer qu’un bénéfice minime de ses forêts, lesquelles, en outre, étaient livrées à une effrayante dévastation. Et à côté du profit matériel, disait-il, cette entreprise en aurait un autre ; « elle mettrait fin aux habitudes de dévastation et de fraude qui sont malheureusement trop communes chez les habitants du Vercors et qui les mettent sans cesse aux prises avec la justice correctionnelle. La facilité de se procurer des moyens d’existence par une industrie légitime les ramènerait à des sentiments plus honnêtes et, d’un autre côté, l’aisance revenant dans cette contrée lui permettrait d’y établir avec succès des écoles primaires dont le besoin est bien senti ».
Consultée, l’administration forestière répondit par lettre du 6 février 1834 : elle opinait pour le tracé par Saint-Agnan et Rousset. Dès lors, on entra dans le domaine des réalisés et l’on commença à discuter la question financière. Nulle part mieux qu’ici l’on ne voit combien Perrin-Dulac exagérait et se montrait injuste lorsqu’il voyait dans les administrations municipales des « pierres d’achoppement où viennent se briser les projets les plus sages et les plus, utiles ». Elle fut belle, l’attitude de ces conseils municipaux du Vercors. Certains de leurs administrés jugeaient que les transports à dos de mulet par le chemin de l’Allier servaient leurs intérêts personnels plus que toute autre industrie, et s’opposaient de toutes leurs forces au percement des Goulets. Leur résistance fut brisée : et les conseils municipaux, risquant leur popularité, surent consentir les plus lourds sacrifices pour assurer à leur pays une vie meilleure. Clairvoyance que la suite récompensa; ils avaient semé, ils récoltèrent.
En septembre 1836, La Chapelle promettait de s’imposer de lourdes charges, dont les deux tiers seraient acquittés en prestations. Saint-Agnan faisait de même : la seule condition posée était que jusqu’à La Chapelle la route de Die à Pont-en-Royans fût chemin vicinal de grande communication. Quant à Echevis, sa situation financière était très gênée : d’autre part, la route, telle qu’elle était conçue, la devait priver de sa principale richesse en interrompant les prises d’arrosage de ses prairies. Toutefois, son conseil municipal votait un rôle de prestations de deux journées par homme et 3 centimes spéciaux : le tout pour un an ; on verrait à renouveler ces dispositions par la suite. Sainte-Eulalie approuvait le projet, mais n’y affectait — et encore par bonté d’âme — qu’une journée et 2 centimes. Vassieux, très enthousiaste, demandait que le chemin fût classé chemin de grande communication, mais elle prétendait qu’il passât chez elle : les frais seraient moindres, parce que le trajet plus court d’une lieue, et les travaux plus solides. Mais, trop pauvre, la commune ne pourrait s’acquitter qu’en prestations. Enfin, Saint- Martin voulait aussi que le chemin fût chemin de grande communication; elle désirait qu’il utilisât le col de Vassieux et — chose plus étrange — la rampe de l’Allier, pour qu’il passât sur son territoire.
Il y eut alors quelques années de flottement et de nonchalance. De 1836 à 1840, les études des ingénieurs n’avancent presque pas. Tout ce qu’on peut signaler durant ce laps, c’est un rapport de . 1838, signé du conducteur des Ponts et Chaussées de Die et qui évalue à 170.000 francs le coût de la route entre le Pont et la sortie des Grands-Goulets.
Les discussions reprennent en 1840; elles durent trois ans. Le 17 juillet 1840, le maire de Saint-Jean-en-Royans écrit au préfet : « L’utilité d’un chemin qui traverserait toute la forêt de Lente, située dans la commune de Bouvante, et lierait Saint-Jean avec La Chapelle est tellement sentie et donnerait une si grande valeur aux bois de l’Etat et des communes que l’administration forestière est dans l’intention de rouvrir la route qui avait été faite pour aller à Lente : de là il n’y aurait plus qu’environ un myriamètre (10 kilomètres) de chemin à tracer ou rectifier pour arriver à La Chapelle-en-Vercors. Il me semble que ce projet coûterait infiniment moins et servirait plus utilement ces deux cantons que celui proposé à travers les Goulets d’Echevis. »
II n’apparaît pas que ce projet ait été pris en considération. Une autre solution était proposée : celle d’un tracé par Châtelus. Le 14 avril 1841, le conducteur des Ponts et Chaussées Picot rappelle que, d’après le projet de son prédécesseur Adam, la route aura 9.153 mètres de longueur et coûtera 250.000 francs, y compris 15.562 fr. 42 à prévoir pour dépenses imprévues. Pour diminuer ces dépenses, il préconise, à la sortie des Grands-Goulets, un tracé par le col de Mésilier, qui ne quitterait pas la rive droite de la Vernaison, franchirait le col et descendrait sur la vallée de la Bourne au-dessous de l’église de Châtelus : ce serait moins cher et moins difficile. Et les risques d’éboulement dans les passages en encorbellement n’existeraient plus.
L’idée était ingénieuse ; elle séduisit nombre d’esprits. Mais, à La Chapelle, on se désolait de voir les autorités compétentes tergiverser indéfiniment. Le conseil municipal les suppliait de ne point tarder davantage à faire percer les Grands-Goulets. Il se félicitait que, par le conseil général, « la route du Vercors ait été déclarée chemin de grande communication, et il semblerait, disait-il, qu’après tant de demandes inutiles, c’est une planche jetée au milieu de notre exil. Si le Vercors avait un débouché, un grand nombre des habitants seraient dans l’aisance, et les forêts de l’Etat présenteraient un aspect majestueux. Si donc Ton doit s’occuper sérieusement d’une route, ce sont les Goulets qu’il faut attaquer vivement pour y pratiquer au moins un chemin provisoire et non point employer les fonds du côté de Die où les communications sont assez faciles pour le moment. Dès lors, tout le canton tressaillirait de joie de voir se dérouler devant lui un avenir plus riant : ce premier essai lui donnerait un élan général, lui ferait faire au besoin de grands sacrifices pour accélérer et confectionner des travaux si importants et si justement désirés ».
Cependant, la question posée, il la fallait résoudre. Saint-Jean-en-Royans, déçu dans ses espérances, essaya du moins de faire échouer le projet Picot. Mais, dans un rapport du 22 juillet 1842, l’agent voyer en chef Bernard soutint ce projet : la question du flottage des bois du Vercors ne poussait nullement à adopter le tracé par les Petits-Goulets, quoi qu’en pussent dire Saint-Jean et Saint-Laurent. Et, trois jours après, le conseil d’arrondissement de Valence optait également pour le point de vue Picot : la dépense serait de 164.000 francs au lieu de 250.000, et l’on pouvait espérer que l’Isère paierait la section construite sur son territoire. Puis, au mois de septembre vinrent les adhésions de La Chapelle et de Saint-Agnan. « Le Vercors, écrivait le maire de La Chapelle, ne peut espérer voir briller son commerce qu’en communiquant avec le Pont-en-Royans où tout le monde s’occupe de négoce, puisqu’il n’y a point, pour ainsi dire, de terres labourables en cette commune, tandis que dans toutes les communes du canton de Saint-Jean on s’occupe entièrement de l’agriculture, et que ce pays se suffit entièrement à lui-même. »
En dépit de la résistance de Saint-Jean, de Saint-Laurent et de Sainte-Eulalie, il semblait donc que Picot allait triompher lorsque, le 1er mai 1843, une énergique intervention d’Echevis remit tout en question. Le préfet reçut une pétition du conseil municipal et des notables qui soutenait avec fougue le projet Adam, soulignait les inconvénients du tracé Picot (fondrières, éboulements de rochers, gelées sur le versant de Châtelus) et exposait la misérable situation qui serait celle d’Echevis si les Petits-Goulets n’étaient pas ouverts. Le 27 mai, on apprenait l’abandon du projet Picot. Châtelus et Pont-en-Royans ne pouvaient verser ce qu’on leur demandait, et le préfet de l’Isère n’était pas on mesure d’affecter à ce tracé un concours départemental suffisant.
Saint-Jean exulta et demanda que, dès lors, le chemin débouchât sur le plateau de Sainte-Eulalie : là il se diviserait en deux branches allant l’une sur le Pont, l’autre sur Saint-Laurent et Saint-Jean. Cette prétention ne fut d’ailleurs pas admise, mais les travaux commencèrent. La misère du Vercors allait prendre fin. Le 3 août 1847, le préfet pouvait encore écrire au Ministre des Finances : « Frappé, depuis mon arrivée dans le département de la Drôme, de la détresse des communes du canton de La Chapelle… » Et, le 27 décembre 1850, il recevait du sous-préfet de Die une lettre renfermant cette phrase: « M. l’Inspecteur des forêts ayant eu à faire appeler, pour une enquête dont il s’occupait, quelques habitants de Saint-Agnan et de Rousset, a été dans le cas de constater que plusieurs d’entre eux, faute de vêtements, n’avaient pu se rendre à son appel… » On voit combien l’état de misère, auquel nous avons fait précédemment allusion, s’est perpétué longtemps.
L’adjudication principale eut lieu à Valence, le 9 septembre 1843 : l’entrepreneur Joseph Lajon s’engageait « à exécuter les ouvrages à faire pour la construction de la partie du chemin de grande communication n° 10 comprise entre l’entrée et la sortie des Grands-Goulets, sur une longueur de 1.388 m. 70 cm., estimés à la somme de 97.297 fr. 27, moyennant le rabais de 60 с par cent francs sur ledit montant de l’estimation portée à l’affiche. » (En fait, pour 1.270 m. seulement, il allait falloir débourser 117.000 fr.) Dès 1843, Lajon faisait exécuter des travaux sur le territoire de La Chapelle et d’Echevis. Mais la question essentielle était celle des Grands-Goulets. Adam aurait voulu placer la route au-dessous du torrent et la munir d’un rempart. Cette idée fut repoussée et l’on décida de la construire bien au-dessus de l’eau.
La tâche présentait des difficultés inouïes. Dans les Grands-Goulets, l’érosion a été uniquement verticale et, comme le lit du torrent est très étroit, il en résulte un encaissement prodigieux. Rien où s’agripper; rien où poser le pied. Constamment, les ouvriers durent, suspendus à des cordes munies d’une sorte de siège, travailler au-dessus du vide à poser des crampons dans le roc. Plus d’une fois il y eut mort d’homme. La percée des tunnels nécessita des efforts gigantesques. Si l’on joint à cela la difficulté d’amener à pied d’œuvre le matériel indispensable, on comprendra quel labeur de Titans a été réalisé en ce point. Pour l’époque où elle a été exécutée, c’est vraiment une œuvre grandiose (pl. 1-B).
A voir enfin commencer les travaux, les communes se sentirent encouragées à de nouveaux sacrifices : La Chapelle, Saint-Julien et Saint-Agnan offrirent de se soumettre à des impositions extraordinaires, ne doutant pas que la récompense vînt bientôt. Un instant, les choses faillirent se gâter : Lajon abandonnait son œuvre (1845); un autre entrepreneur fit de même en 1848. Mais leurs successeurs menèrent à bien, l’entreprise. Les charges pour l’ouverture des Petits-Goulets furent réparties : Saint-Jean-en-Royans 4/20, Saint-Laurent 5/20, Sainte-Eulalie 4/20, Echevis 4/20, Oriol 1/20, Saint-Thomas 1/20, La Motte 1/20. Mais l’administration des forêts refusa formellement les 100.000 francs qu’on lui demandait, et toute l’éloquence du maire de Saint-Agnan ne put la convaincre.
Les dépenses, cependant, étaient lourdes. En 1850, le voyer chef les évaluait à 198.586 francs pour la percée des deux gorges, plus 25.000 francs pour faire disparaître la lacune existant entre elles. On s’adressa au Ministre des Finances pour obtenir de lui 25.000 francs. Il se déroba : le chemin ne desservait pas directement la forêt et, au surplus, par décision du 13 décembre 1846, les coupes de la forêt du Vercors avaient été suspendues jusqu’à nouvel ordre à cause de l’appauvrissement du sol et de la faiblesse des bois. Alors tout le canton s’imposa de nouveaux sacrifices car, disait Saint-Martin; « le moment est venu où cette voie va, comme une libératrice, rompre les chaînes de toute une population captive ». On essaya aussi d’obtenir quelques subsides du canton de Pont-en-Royans : il aurait bien plus facilement du bois, des fourrages, du charbon et trouverait un nouveau débouché pour ses blés et ses vins. « Le chemin, écrivait en 1852 le préfet de la Drôme à celui de l’Isère, a déjà coûté 300.000 francs et il faudra encore beaucoup pour l’amener à un bon état de viabilité. » Mais cotte demande fut rejetée, et, sollicitée à nouveau, l’administration des forêts continua à faire la sourde oreille.
Du moins un précieux encouragement survenait du Sud. Dans la première partie de sa session de 1853, le conseil d’arrondissement de Die apprenait « que le chemin n° 10 était enfin ouvert dans la vallée d’Echevis: il exprimait le vœu que la viabilité fût complétée au plus tôt par la construction d’un pont sur la Vernaison, l’élargissement de la partie entreprise entre la Vernaison et les Petits-Goulets et l’achèvement de la route entre les Grands-Goulets et La Chapelle ». Un an plus tard, le sous-préfet lui disait dans son rapport : « Le chemin n° 10 offre maintenant une issue parfaitement praticable aux voitures : les Grands et les Petits-Goulets, où l’art a réalisé une de ses plus hardies conceptions, présentent une excellente voie, partie en tunnel, partie en encorbellement… »
Dès lors, la grande question était celle du débouché sur Die. La section Die-Saint-Agnan avait été bien oubliée durant ces dix années. Il fallait sans retard percer le col de Rousset, faute de quoi le Vercors, qui se trouvait relié au Pont, où il prenait l’habitude de faire ses affaires, et à Grenoble par Saint-Julien et le Villard (cette dernière communication étant à la vérité très précaire), finirait par demander son annexion à l’Isère. Le conseil d’arrondissement de Die, de 1855 à 1866, fut sans cesse en proie à cette crainte. Dans sa session de 1857, il constate que les habitants du Vercors ne se rendent plus à Die que pour affaires judiciaires.
Par ailleurs, le col de Rousset constituait un passage des plus dangereux pendant l’hiver. En 1850, l’inspecteur des forêts avait failli y périr, et ce cas était fréquent. Depuis plusieurs dizaines d’années, on n’avait pu utiliser ce chemin que grâce au dévouement du père Granjon qui avait sauvé et recueilli nombre de voyageurs. A cette heure, il était octogénaire, aveugle et impotent. Sa cabane tombait en ruines et, malgré toute sa vaillance, sa belle-fille ne pouvait le suppléer entièrement.
Aussi les autorités de la Drôme décidèrent-elles d’agir. Elles s’adressèrent d’abord à l’Isère, qui opposa une fin de non-recevoir catégorique : le chemin n° 10 lui était si peu utile qu’elle avait dû prolonger sa route départementale n° 11 de Pont-en-Royans aux Macaires (commune de Sainte-Eulalie). Il est vrai que les arguments du préfet de la Drôme ne pouvaient guère la toucher : il s’était borné à lui démontrer l’extrême différence qui séparait les productions du canton de Die et celles du canton de La Chapelle, et l’intensité du trafic qui en résulterait lorsqu’une route carrossable unirait ces deux cantons. En quoi cela pouvait-il intéresser l’Isère que « le Vercors importât annuellement 1.200 hectolitres de vin, plus de 2.000 quintaux de plâtre et eût à exporter, chaque année également, d’ici à peu de temps, au moins 80.000 quintaux de bois à exploiter »? Finalement, en 1860, le conseil général demanda des subsides à l’Etat.
Il n’avait pas tort. De plus en plus, le Vercors se tournait vers le Pont. Une lettre du garde général des forêts, en date du 16 novembre 1860, contient ces mots : « L’ouverture d’un chemin de Sainte-Eulalie au Pont-en-Royans intéresserait beaucoup plus le Vercors que celle du chemin de Rousset à Die. » Autre preuve : le 20 novembre de la même année, les maires du canton, moins celui de Vassieux, écrivent au préfet de la Drôme :
« Nous venons d’apprendre depuis quelques jours que le conseil municipal de la ville de Die s’est refusé à voter sa part des intérêts par vous fixée à 12.000 francs pour le percement du col de Rousset. Une pareille détermination est incompréhensible. Elle a jeté tout le Vercors dans un mécontentement général que nous déplorons, parce qu’elle est le résultat d’une opinion particulière qui aurait dû s’éclipser en présence des avantages innombrables offerts à toute la vallée de la Drôme par le débouché proposé.
« Die ne se rappelle pas que le Vereors a payé tribut à ses évêques, que le Vercors, relevant de son tribunal, de ses bureaux d’enregistrement et d’hypothèques, a versé dans son enceinte des millions qui ont servi à grandir les nombreuses fortunes qui y brillent aujourd’hui, Die ne se souvient pas que de tout temps les habitants du Vercors ont facilité l’écoulement de ses vins. Die ne veut pas comprendre que la route du Vercors établit un rapprochement avec Grenoble dont la route va incessamment déboucher sur Saint- Julien-en-Vercors, que le percement du col de Rousset doit lui amener tout le commerce des bois, déjà considérable et qui sera bien plus grand à l’avenir, lui procurer les bons fourrages de nos montagnes et augmenter les revenus de ses vignobles, tandis que les transactions importantes de nos contrées se dirigent toutes vers Romans ou le Pont-en-Royans.
« En un mot, le Vercors s’est toujours fait honneur de dépendre d’une ville si ancienne et si bien placée pour ses affaires. Mais aujourd’hui, Monsieur le Préfet, que grâce à votre sollicitude notre pauvre contrée jouit d’une route qui lui permet de communiquer avec d’autres bourgs qui accueillent les produits de nos champs et de nos forêts, aujourd’hui que Die se refuse au progrès, môme à son intérêt personnel, pour nous priver do quelques avantages, noue venons instamment vous prier, au nom de nos administrés, de vouloir bien aviser à distraire le Vercors de l’arrondissement de Die pour entrer dans celui de Valence ou encore dans celui de Saint-Marcellin. »
Les choses n’eurent pas besoin d’aller si loin. Le 3 février 1861, Die faisait amende honorable et accordait 6.000 francs pour le percement du tunnel. Le 21 novembre, l’administration des forets, si longtemps inflexible, se décidait à affecter au même objet une somme de 50.000 francs, payable en cinq ans. Et le 14 août 1866, le voyer chef annonçait au préfet que le tunnel était ouvert.
II ne restait plus à effectuer que quelques travaux de détail sur ce chemin n° 10. Les plus importants eurent trait à son raccordement avec la route en construction du Pont-en-Royans au Villard-de-Lans. Ils se firent peu à peu entre 1860 et 1880 : à cette dernière date, la jonction était opérée et un embranchement partait pour rejoindre la haute vallée de la Vernaison.
Ainsi, en 1866, la jonction du Royans à Die était effectuée par les Petits et les Grands-Goulets, le canton de La Chapelle et le col de Rousset. On ne peut s’en exagérer l’importance. Par la grandeur des intérêts qu’elle assure, par les merveilles techniques que sa construction a réclamées, sans parler de la beauté des paysages qu’elle traverse, cette voie est peut-être, de toutes les routes du massif, la plus intéressante à étudier. Son ouverture a valu à la contrée une extraordinaire transformation. Avec quelle rapidité les effets s’en sont fait sentir, c’est ce qu’atteste un rapport que l’agent voyer en chef de la Drôme adressait au préfet le 27 juillet 1860; et tout en faisant la part de l’évidente exagération, retenons l’importance de ce fragment :
« Quelle amélioration dans ce canton (La Chapelle) qui est peut-être le mieux cultivé du département! A la place de terrains incultes qu’on y trouvait il y a quelques années, on voit une végétation florissante, des céréales et des fourrages en abondance; pas le moindre coin de terre inculte, et des canaux d’arrosage qui sillonnent et irriguent en tous sens les prairies. Les habitants se sont civilisés et livrés complètement à l’agriculture: plus de délinquants et pour ainsi dire plus de misère. Chacun travaille sa propriété, l’améliore et recherche constamment le moyen de lui faire produire davantage. »
Vers 1870, le massif possédait donc deux grandes arrières desservant les pays du Nord, du Nord-Est, du Centre et du Sud. Restait à les réunir en ouvrant à ces régions un débouché commun. Ce fut l’objet de la grande voie n° 2,
Route du Pont-en-Royans au Villard-de-Lans. (Grande voie n° 2.)
Ce fut en 1842 que la commune de Rencurel en demanda la construction. Il semble que jamais auparavant la question n’avait été envisagée, et le Villard qui, aux alentours de 1822, avait formé des vœux pour la prolongation jusqu’à Die du chemin n° 6 à travers le Vercors, rejeta, dès le mois de mai 1842, cette idée d’une route Villard-de-Lans – Pont-en-Royans (cf une délibération du conseil municipal du Villard, en date du 27 janvier 1861).
Cette protestation devait rester impuissante. Il était trop naturel de raccorder le chemin de Grenoble au Villard avec celui que les autorités de la Drôme entreprenaient au même moment dans le Vercors. L’histoire du chemin vicinal de grande communication n° 6 bis (Villard-de-Lans – Saint-Julien-en-Vercors) est constamment mêlée à celle de la grande voie n° 2 : on n’exagérerait guère en disant que c’est du premier que naquit la seconde. En effet, une fois la jonction opérée des chemins 6 et 6 bis, une fois construite la section Villard-de-Lans – La Balme de Rencurel (ou simplement une fois décidée sa construction),
Il était trop naturel de la prolonger tout le long de la Bourne jusqu’au Pont-en-Royans.
C’est en 1844 que cette tendance commence à se manifester ouvertement. Le maire de Rencurel revient à son idée favorite, en voyant que le préfet fait étudier le prolongement du chemin de grande communication du Villard à La Chapelle. Il écrit, le 12 septembre 1844 :
« La direction que je propose (du Villard au Pont par la rive droite de la Bourne, avec un embranchement partant de La Balme sur Saint-Julien) donnerait un débouché immense à tout le canton du Villard en communiquant avec le Royannais. Inutile d’entrer ici dans le détail des intérêts et avantages qu’elle produirait; aussi le conseil d’arrondissement de Saint-Marcellin s’en est-il préoccupé en proposant un chemin de communication entre le Pont-en-Royans et le Villard-de-Lans, passant par Rencurel au lieu de La Balme, et déjà M. le Sous-Préfet, dans sa sollicitude pour nos contrées malheureuses, est venu, à la suite de ce vœu émis par le conseil, explorer les lieux; il s’est vivement pénétré du bien qu’il résulterait de cette voie de communication et de la possibilité de la pratiquer avec peu de frais, comparativement au chemin de Die au Pont. Il a parfaitement compris et reconnu que la direction par la Bourne servirait à deux fins; car, partant du Villard et arrivé au lieu de La Balme, deux embranchements se formeraient : l’un pour La Chapelle et l’autre pour le Pont-en-Royans. »
Ce point de vue était entièrement partagé par l’agent voyer de l’arrondissement. Ce dernier insistait sur les avantages qu’offrirait au Vercors une communication avec le Villard et avec Grenoble : on verrait arriver en grand nombre aux foires les acheteurs d’élèves qui fournissent aux besoins de Voiron et de Saint-Laurent-du-Pont. Dès maintenant, disait-il, les bestiaux achetés pour ces contrées passent par La Balme et se dirigent sur Voiron par l’Eglise de Rencurel, le Pas de l’Echelle et Saint-Gervais. En sorte que ce tracé serait de tons points préférable à celui qui prétendait traverser Corrençon et le Pas de l’Ane.
Ainsi la conception des routes de vallées tendait à s’imposer une fois de plus à celle des routes par les plateaux. Aussi le préfet, dès le 29 novembre 1844, priait-il l’agent voyer en chef d’étudier le. projet, ce qui fut fait au printemps suivant, aux applaudissements du conseil général et du conseil d’arrondissement de Grenoble : le prolongement du chemin n° 6 sur le territoire de la Drôme tenait à cœur à tous. Mais, le 13 août 1845, l’agent voyer en chef écrivait au préfet que, faute d’argent, on ne pourrait adopter que le tracé Valchevrière-Saint-Julien : encore l’Isère aurait-elle à verser 100.000 francs et la Drôme 80.000 francs. Or, les ressources des communes intéressées étaient très insuffisantes : la Drôme était engagée à fond dans l’entreprise des Goulets; serait-elle en mesure d’acquitter ces 80.000 francs? Avant de commencer les travaux, il fallait le savoir.
Sans doute, la réponse de la Drôme ne fut pas encourageante, car le projet sommeilla pendant dix ans dans les cartons de l’administration. En 1855 seulement, on recommença à s’en occuper, mais cette fois l’impulsion définitive était donnée. La question financière fut posée.
Le 12 juillet 1855, Grenoble acquiesça à la demande de fonds qui lui était faite, mais ne s’abstint pas de la trouver exagérée. . Les réponses de Lans, d’Autrans et de Méaudre furent favorables. Engins seule se déroba.
En même temps, l’utilité publique du projet de jonction avec la route du Vercors était votée par la commission consultative, à condition bien entendu que la Drôme se chargerait des travaux à exécuter sur son territoire (24 juillet 1855). Et peu après, le préfet priait son collègue de Valence de lui envoyer sa réponse. La dépense était évaluée à 75.000 francs que paieraient les communes, plus 75.000 francs que paierait le département. La répartition des charges était la suivante : Villard-de-Lans 36 %, Lans 21 %, Méaudre 10 %, Autrans 10 %, Engins 2 %, Rencurel 3 %, Fontaine 1 %, Seyssins 1 %, Sassenage 6 %, Grenoble 10 %. Mais en vue de conserver le passage par le bourg, le Villard devrait construire à ses frais un embranchement qui lui coûterait 7.000 francs. Finalement, le 16 septembre 1858, un arrêté préfectoral reconnaissait le chemin vicinal de grande communication du Villard-de-Lans à Saint- Julien-en-Vercors, qui prenait le n° 6 bis dans le réseau départemental des voies de la grande vicinalité. Mais les choses n’allèrent pas sans encombre. Certaines communes protestèrent avec vivacité, notamment Sassenage et Fontaine, qui redoutaient de voir sur le marché du Villard leurs vins supplantés par ceux de la Drôme, et Rencurel ne fut guère moins maussade. Fidèles d’ailleurs à la vieille devise des contribuables français, elles protestèrent et payèrent.
C’est alors que se posa nettement la question : Villard-de-Lans – Pont-en-Royans. Elle était dans les esprits depuis plusieurs années; mais, jusqu’en 1858, elle s’était trouvée éclipsée par celle du chemin n° 6 bis. A partir de ce moment, ce fut elle qui tint une place prépondérante dans les préoccupations des autorités. On pourrait croire, à première vue, que le branle fût donné par Jasserand, propriétaire du château de Saint-Julien- en-Vercors. Il fit transmettre au préfet, le 8 juin 1858, un « Projet de route du Villard-de-Lans au Pont-en-Royans et à Saint- Nazaire, et de percement du col de Rousset et du Col-Vert ». Ce document renferme des renseignements fort intéressants sur – la vie économique du Vercors, et le charme de son style le rend digne d’être cité en presque totalité :
« Depuis longtemps, les habitants du Vercors et ceux du Villard-de-Lans ont rêvé rouies, ponts et tunnels dans les abîmes qui sillonnent et entourent leur pays. Dans l’élan de leurs louables aspirations, ils ont désiré d’établir des voies de communication qui les fassent participer aux bienfaits de la civilisation et du progrès,.. Avant 1830, la riche contrée du Villard-de-Lans et les belles et fertiles vallées du Vercors… étaient complètement enclavées et restaient étrangères au mouvement solennel du XIXe siècle… Ce n’est qu’à partir de cette époque que les habitants du Villard-de-Lans doivent à l’initiative de M. Jullien (Maire du Villard-de-Lans) auprès de l’administration supérieure d’avoir obtenu la construction d’une voie carrossable qui a donné à leurs produits agricoles et à leurs forêts un débouché important. Aussi les propriétés de toute nature ont-elles doublé de valeur vénale, et des terres qui avaient été achetées en 1825 pour 25 ou 30.000 francs ont-elles été revendues, vingt ans après, au prix de 50 et 60.000 francs… Après cette époque, les habitants du Vercors entreprirent également d’acquérir des débouchés en taillant audacieusement le flanc de leurs rochers pour établir une route qui s’ouvre dans la vallée d’Echevy et se dirige vers le Royans. Secondés par l’administration départementale qui a largement subventionné leur entreprise, ils ont créé cet!e route des Goulets connue déjà de quelques touristes et qui attire chaque année, pendant la belle saison, des caravanes de curieux venant admirer l’énergie et les efforts d’une population, pauvre en apparence, qui a su se frayer un passage exempt de périls dans des crevasses de rochers gigantesques. Depuis deux à trois ans seulement, cette voie de communication est livrée à la circulation des voitures, et déjà les habitants… ressentent les heureux effets qu’elle produit sur l’écoulement des denrées, des fourrages et surtout des bois…
« Mais cette issue et celle du Villard-de-Lans sur Sassenage laissent beaucoup à désirer pour donner à ces contrées toute la valeur dont elles sont susceptibles et que réclame pour elles l’intérêt général… Pour ouvrir avantageusement au commerce et à l’industrie cette partie des Alpes dauphinoises qui formaient autrefois la frontière respective des Allobroges et des Voconces, il reste à entreprendre des travaux considérables dont la dépense excède les ressources que possèdent les communes, encore isolées, de ces montagnes.
« II s’agit de construire une route du Villard-de-Lans à Pont-en-Royans et Saint-Nazaire en suivant le cours de la Bourne… Il s’agit ensuite de percer le col de Rousset pour arriver directement à Die et le Col-Vert pour communiquer avec le Monestier-de-Clermont et les contrées situées à l’extrémité du département de l’Isère, du côté des Hautes-Alpes.
« Cet ensemble d’entreprises et de travaux placerait Die à 80 km. de Grenoble et réduirait ainsi de plus de moitié le trajet par Valence ou par Romans. Le Villard ne serait plus qu’à 70 km. de Valence, tandis que le trajet le plus court, en passant par Sassenage et en suivant la rive gauche de l’Isère, est de 120 km. Le Monestier-de-Clermont et les contrées environnantes profileraient dans une proportion notable encore du raccourcissement de trajet pour arriver dans le département de la Drôme.
« Les vallées du Vercors, celle du Villard-de-Lans et les montagnes qui les dominent abondent en pâturages. Et l’agriculture, quelque imparfaite qu’elle soit, y produit une quantité de céréales qui dépasse 7 à 8 fois les besoins de consommation de ses habitants. On y élève en grand nombre des bestiaux de la race bovine, des chevaux, des mulets, et Ton engraisse en même temps des bœufs et des troupeaux considérables de moutons, qui viennent à diverses époques approvisionner les foires et les marchés des arrondissements de Grenoble et de Saint-Marcellin. La fabrication du fromage de Sassenage, qui avait été en quelque sorte jusqu’à présent un privilège des habitants du Villard-de-Lans, vient de s’étendre dans Je Vercors, et la commune de Saint-Jullien en fabrique aujourd’hui qui ne le cèdent point à ceux du Villard-de-Lans.
« Avec l’établissement des voies dont il est question, tous les produits de ces contrées seraient au moins doublés et trouveraient un échange facile dans ceux des vignobles de la Drôme et de l’Isère et dans les objets manufacturés… Dans ce but, les habitants du Vercors ont déjà, par l’emploi de leurs journées de prestation en nature, construit un chemin très viable jusqu’au village de Rousset. De son côté, la ville de Die a fait ébaucher la route jusqu’au pied de la montagne où le col de Rousset doit être percé. La commune du Villard-de-Lans a également appliqué ses prestations jusqu’au hameau des Jarrands où commence la voie à construire pour relier le Pont-en-Royans par les gorges rocheuses de Valchevrière et de Choranche.
« … L’Etat est sérieusement intéressé à prêter son assistance aux populations… Indépendamment de l’avantage qui en résultera pour les forêts que l’Etat possède dans le Vercors, la route du Villard a Pont-en-Royans par Die créera pour lui une véritable route stratégique extrêmement utile. Toute cette vaste et fertile contrée montagneuse deviendrait une forteresse inexpugnable, défendue par de nouvelles et nombreuses Thermopyles. Enfin, si les travaux dont il s’agit étaient exécutés, cette ramification superbe de la grande chaîne des Alpes serait bientôt le but des pérégrinations des peintres de paysages et des touristes; car la Savoie, la Suisse et l’Ecosse n’ont pas de sites plus grandioses ni plus pittoresques que ceux qu’offrent à l’œil étonné les gorges de Valchevrière, de Choranche, de Pont-en- Royans, d’Echevy et le revers méridional des cols de Rousset et de Vassieux. L’industrie à son tour viendrait y planter sa tente et son drapeau pacifique, en suivant les rives de cette rivière aux eaux limpides et argentées qui, du Villard-de-Lans à Pont-en-Royans, présente des chutes successives et en grand nombre, de la force de 200 à 300 chevaux, pouvant ainsi motiver l’établissement d’usines de premier ordre. L’on peut prédire alors que le modeste hameau de la Balme-de-Rencurel verrait un jour, au pied de ses coteaux et dans ses vertes prairies, jeter les fondements d’une ville industrieuse, à l’ombre de son inoffensif et antique fort ruiné. Et sous les murs dévastés de l’ancien monastère des Chartreux, à Choranche, au lieu même où surgit la source abandonnée des eaux thermo-minérales, s’élèverait sans doute un de ces établissements confortables et magnifiques où le monde envoie à la fois ses malades cherchant la guérison et ses riches oisifs fuyant l’ennui des cités.
Quant à Pont-en-Royans, sa position en ferait une ville éminemment commerçante et l’une des plus jolies et des plus pittoresques de l’Empire français… »
A côté de quelques illusions attendrissantes, ce projet renfermait des aperçus très justes. Le préfet le lut avec intérêt, et en remercia l’auteur. Mais l’idée d’une loterie, que préconisait ce dernier pour couvrir les frais (900.000 fr.), ne serait certainement pas agréée par le gouvernement.
A défaut d’une loterie, on pouvait tenter d’obtenir des subventions communales « pour la construction d’un chemin vicinal entre Pont-en-Royans et la Balme de Rencurel ». Le préfet prévoyait une vive résistance de la part des conseils municipaux : elle fut beaucoup moins accentuée qu’il ne le craignait. Certains se refusèrent à verser en totalité la somme qu’on leur demandait; mais, seules, les communes d’Engins, de Sassenage et de fontaine répondirent qu’elles ne donneraient rien. Pont-en- Royans, Presles, Châtelus, Choranche, le Villard, Saint-André (qui vendait ses vins au Villard), Rencurel enfin consentirent de grosses dépenses pour l’ouverture de cette voie. Mais, sur la demande de Rencurel, il fut décide que Grenoble, Lans, Autrans, Méaudre et Gorrençon seraient appelées à fournir leur contingent. A ce fonds vinrent s’ajouter le produit de souscriptions volontaires ouvertes au Pont, à Choranche, à Châtelus et à Rencurel : elles produisirent 14.811 francs (1858).
Aussi, dès le printemps de 1859, l’agent voyer de l’arrondissement présentait-il son projet de route : le Pont-Choranche-La Balme, et exprimait-il le vœu que les travaux fussent commencés sans retard. Le fait, disait-il, que le canton du Vercors, naguère encore déshérité de chemins, a maintenant un chemin de grande communication, très fréquenté aujourd’hui, rend plus sensible encore l’isolement des communes de l’Isère situées dans le même massif de montagnes, le long de la vallée de la Bourne. Un très grave accident, survenu près de Rencurel, fournit au maire de cette commune l’occasion de signaler l’urgence des travaux. Mais comme le département de la Drôme n’effectuait pas sur son territoire les travaux nécessaires, l’Isère dut modifier le projet primitif : on n’emprunterait pas, pour le raccord des deux chemins, le département de la Drôme, quoi qu’en pensât l’agent voyer en chef, et l’on pousserait plus activement la construction de la route du côté du Pont-en-Royans. Au surplus, ce tracé serait beaucoup plus court que le tracé par le Vercors : le préfet se félicitait que les mauvaises dispositions du département de la Drôme l’eussent fait renoncer à sa première conception.
On se mit donc à l’œuvre. Un entrepreneur de Luc-en-Diois, Jean Serratrice, se chargea de l’opération (1861) avec d’autant plus de confiance que le chemin venait d’être déclaré d’utilité publique. Les terrains nécessaires furent acquis et les travaux commencèrent. Conduits avec zèle et intelligence, ils durèrent cependant beaucoup plus longtemps qu’il n’avait été prévu; diverses mésaventures survinrent; parfois les ouvriers furent trop peu nombreux. En 1867, les dépenses augmentant sans cesse, Serratrice prétendit se dédommager en établissant un péage à ses risques et périls. Les communes n’y voyaient pas d’inconvénient, mais le Ministre des Travaux publics s’y opposa formellement. Alors, l’entrepreneur offrit d’achever en trois ans le chemin; mars, par contre, il demandait à recevoir un intérêt de 4 1/2 % pour les sommes qu’il avancerait. (Gela représenterait la moitié du contingent annuel.) Toutes les communes y consentirent, sauf Sassenage et Saint-André, et le préfet accorda son autorisation.
Malgré la guerre, les travaux se poursuivirent avec ardeur. Le 27 septembre 1871, l’arche de Goulenoire était décintrée avec succès; le 20 novembre 1872, la route du Pont au Villard était ouverte. Mais le manque de parapets et les aspérités du chemin interdisaient qu’on la livrât au public avant un certain temps. Un peu plus tard s’opérait le raccordement avec le chemin de Sassenage au Villard.
La route du Villard au Pont était une belle œuvre. Moins impressionnante, moins surhumaine, sans doute, que celle des Goulets; mais, comme elle, elle avait eu à franchir des passages très, difficiles et périlleux, notamment dans la région de Goulenoire. S’il en faut croire Serratrice, il aurait perdu de 200 à 300.000 francs dans cette entreprise.
A partir de 1875, l’histoire de la grande voie n° 2 est à peu près terminée. On ne voit guère à signaler que son raccordement avec la route du Vercors, lequel s’opéra vers 1880.
De 1875 à 1877, la question qui occupa les esprits fut celle de la route du pont des Foulons (sur la Vernaison) au hameau des Macaires (commune de Sainte-Eulalie). Il s’agissait, en somme, de rattacher le chemin n° 2 au chemin n° 10. De longues discussions eurent lieu entre les délégués de la Drôme et ceux de l’Isère, aucun des deux départements ne se souciant de faire de nouvelles dépenses. Finalement, l’Isère s’engagea à rectifier la route existante entre le pont du Picard et celui des Foulons; la Drôme en ferait autant pour la section comprise entre le pont des Foulons et les Macaires,
On parla aussi de relier le chemin n° 2 au chemin n° 10 par le grand lacet d’Echevis : les notables de Vassieux et de La Chapelle avaient soumis cette requête au préfet de la Drôme qui la communiqua à son collègue de l’Isère le 1er septembre 1879. Le grand argument était celui-ci : la présence, dans la vallée d’Echevis, d’un lacet d’un très grand développement rend impossible le transport des bois en longueur; il faut les tronçonner, ce qui diminue leur valeur dans des proportions considérables. Le prolongement du chemin n° 2 jusqu’au grand lacet d’Echevis : « 1° réduirait la rampe du chemin entre Pont-en-Royans et le point de jonction au grand lacet à 4 % ; 2° diminuerait la distance du Vercors à Pont-en-Royans de 3 à 4 km.; 3°… permettrait le transport des bois dans toute leur longueur vers la rivière de l’Isère… ».
Pendant dix ans, l’affaire parut oubliée. Mais, en 1880 et en 1892, la commune du Pont demanda instamment qu’on fît droit à la requête du préfet de la Drôme : il fallait à tout prix faire pièce au projet de chemin de fer à voie étroite, avec station à Sainte-Eulalie, qui allait détourner du Pont tout le commerce du Vercors. Le département paraissait disposé à entendre cet appel. Mais le conseil général de la Drôme, dans sa séance du 26 août 1802, refusa de payer les 78.000 francs qu’on lui demandait pour effectuer ce raccordement. Dès lors, celui de l’Isère ne pouvait plus que laisser à la commune du Pont le soin de faire ouvrir ce chemin comme chemin vicinal ordinaire, et les choses en restèrent là.
Sans jouer dans la vie du massif un rôle aussi essentiel que celui de la route du Vercors et des Goulets, le chemin n » 2 a, dans son économie, une importance de premier plan. Il a opéré la jonction des deux grandes voies ouvertes avant lui, et il constitue avec elles le squelette du réseau routier qui sillonne aujourd’hui le Vercors. Il a mis en relation les Quatre-Montagnes avec le Royans et resserré les relations de ce même Royans avec la vallée du Vercors. Facilitant ainsi le contact de régions naturelles très différentes, il a donné un puissant motif d’essor à leur commerce.
« Le chemin de grande communication n° 2, écrivait en 1886 l’agent voyer de l’arrondissement de Saint-Marcellin, met en communication tout le massif montagneux où se trouvent situées les cinq communes du canton du Villard-de-Lans avec le Pont-en-Royans, la station de Saint-Nazaire, Romans et les grandes voies ferrées qui sillonnent la France. Ces communes sont bien reliées à Grenoble par le chemin de grande communication n° 6, mais cette localité est entourée de montagnes dont les produits sont similaires à ceux du canton du Villard-de-Lans, et les communes qui le composent ont tout intérêt à leur donner une autre destination. »
Quant à l’accroissement de bien-tHre qu’il a procuré aux régions traversées, est-il besoin de le souligner? Si telle commune, située sur son parcours, est plus pauvre aujourd’hui que lors de son ouverture, la faute en est à des circonstances accidentelles qui n’ont rien à voir avec lui. En 1881, cette commune, celle de Choranche, ruinée par ses désastres viticoles, demandait une révision des contingents communaux à l’entretien du chemin : et son témoignage, bien que dépourvu d’impartialité, doit être retenu :
« Rencurel et toutes les communes du canton du Villard-de-Lans ont retiré un immense avantage de l’ouverture dudit chemin, surtout le canton du Villard dont les forêts ont acquis une plus-value immense, par suite de l’ouverture de cette voie, attendu que l’exploitation qui en était auparavant sinon impossible, du moins excessivement difficile, se fait très facilement aujourd’hui et à peu de frais… On peut dire avec raison que ce chemin est pour ces localités une véritable source de richesse. »
Les voies d’accès secondaires
L’appétit vient en mangeant. Les immenses bienfaits que l’ouverture des grandes voies d’accès avaient procurés au massif allaient entraîner d’autres projets. De Grenoble, on pouvait accéder au val de Lans par Pariset. Le Nord-Ouest du massif rêvait de ressusciter sa vieille voie d’échange vers la vallée de l’Isère. Enfin le Sud-Ouest, avec ses magnifiques forêts, avait besoin de débouchés directs vers le Royans et la plaine de Valence. Une seconde période de construction de routes allait s’ouvrir, à laquelle l’administration forestière allait efficacement collaborer.
A. — Grenoble à Lans par Pariset. (Voie n° 106.)
L’idée d’une roule de Grenoble à Lans par Pariset était, comme on l’a vu, très ancienne. Là, pas de défilés où se glisser; la vieille conception des routes de plateau, sans travaux d’art, y trouvait son compte. Il suffisait d’escalader par des rampes le plateau de Saint-Nizier et d’utiliser ensuite les replats par lesquels se poursuit vers le Nord le synclinal de Lans. Mais la construction de la, route des gorges d’Engins fît oublier ce projet, et ce fut seulement le 18 juin 1865 qu’eut lieu le dépôt à la mairie de Pariset des pièces relatives à l’avant-projet et l’ouverture d’un registre d’enquête.
La population fut très divisée. Il y eut de nombreux et violents opposants : le chemin,, tel que le concevait l’avant-projet, était mal compris, trop long, trop coûteux, déclaraient-ils. D’autres, par contre, se montraient très enthousiastes. La première déclaration est du 1er juillet, la seconde du 6. Sera-t-il sans intérêt de noter que quelques signataires de la première ont apposé leurs noms au bas de la seconde?
Parmi les plus rudes adversaires du projet, il faut citer un propriétaire de Seyssinet, Amédée Rey, dont le nom se retrouve sans cesse dans le dossier de la grande voie n° 106, et qui perpétra un long; réquisitoire contre le tracé proposé. Le conseil municipal de Seyssins l’appuyait, trouvant le tracé mal imaginé et les dépenses trop élevées. Il réclamait, de toute façon, la collaboration financière de Vif, de Vizille, d’Echirolles, enfin des cantons du Villard et de La Chapelle-en-Vercors.
La répartition des charges, telle que la proposait le préfet, était celle-ci : Pariset 35 %, Seyssins 18 %, Lans 18 %, Grenoble 10 %, Glaix 6 %, le Villard 3 %, Vif 3 %, Allières-et-Risset 2 %, Varces 2 %, Autrans 1 %, Mcaudrc 1 %, Corrençon 1 %.
Lorsque l’on consulta les communes, leurs avis furent très partagés. Lans, médiocrement charmée à l’idée de débourser de nouveaux deniers, se déclara non intéressée à l’ouverture de cette route. Le chemin, disait-elle, sera impraticable durant plusieurs mois en raison de la neige. Les relations de Seyssins avec le canton du Villard n’exigeaient nullement d’autres voies de communication que celles existant déjà. Au demeurant, la situation financière de la commune était des plus précaires. Peu de temps après, ce vote devait être renouvelé (1866).
Quant à Grenoble, ce fut avec véhémence qu’elle protesta. Son conseil municipal, le 16 février 1866, déclara que le chemin projeté ne servirait en rien les intérêts de la ville : en conséquence, il repoussa à l’unanimité toute participation à la dépense.
Et la liste des refus s’allongea. Le 4 février, c’était le Villard qui se dérobait ; le 7, c’était Méaudre ; le 11, Varces. Nous n’avons pas de prairies, disait cette dernière, donc, nous n’avons besoin de bêtes à cornes que pour la culture; à quoi bon en aller chercher à Lans? Nos quatre foires annuelles nous suffisent.
D’ailleurs, puisqu’on parle de réparer le chemin passant par Saint-Ange et le col de l’Arc, la route Grenoble-Pariset-Lans devient tout à fait inutile. Enfin, le 18 février, Claix et Allières-et-Risset refusaient tout subside, imitées le 21 par Autrans.
Les trois seuls votes favorables furent ceux de Pariset, de Seyssins et de Corrençon, Le conseil municipal de Pariset considérait le projet d’un très bon œil, la question du tracé mise à part, sans toutefois adopter les idées de Rey. Il espérait voir supplanter par le nouveau chemin celui de Lans à Sassenage. En tous cas, disait-il, cette dernière route, grâce à la nôtre, n’aura pas besoin d’améliorations.
Seyssins, d’autre part, eût bien voulu être déchargée de toute dépense; cependant, elle se résignait a payer 15 % des frais. Mais, disait-elle, il serait juste que le Veroors nous aidât de ses ressources, puisque Seyssins a contribué à la ‘Construction de la route du Villard au Vercors.
Enfin Corrençon, par un vote du 10 février, faisait preuve de bonne volonté en offrant de verser cinq centimes par franc de la dépense. « Que le reste de son lot fût réparti entre Saint-Paul- de-Varces et Le Guâ. »
L’autorité, de par les deux premiers votes favorables, était assez forte pour aller de l’avant. Le 2 août 1869, en dépit des efforts désespérés de Rey, le sort du chemin d’intérêt commun n° 106 était réglé par arrêté préfectoral. Rey ne se tint d’ailleurs pas pour battu et, dans toute la mesure de son pouvoir, continua à mettre des bâtons dans les roues.
Les travaux commencèrent immédiatement. Ils durèrent jusqu’en 1875; à la suite d’une rectification entre la Croix-Pacalaire et le village de Seyssinet, le chemin était ouvert. Il passait par les Balmes, Seyssinet, Beauregard, Pariset, Saint-Nizier, le Volant, les Vernes et atteignait Lans.
Dans son histoire depuis cette date, nous ne voyons a citer qu’une rectification entre Beauregard et Seyssinet (1884).
Le chemin d’intérêt commun n° 106 a bien répondu a ce qu’on attendait de lui. Il seconde utilement la route de Sassenage au Villard et facilite grandement les relations commerciales de Grenoble avec Lans et le plateau de Saint-Nizier. Sort rôle était ainsi résumé en 1884 : « Les habitants de Lans, Saint-Nizier et Pariset se servent constamment du chemin soit pour l’exploitation de leurs bois de hautes futaies qu’ils amènent journellement à la scie de Seyssins, soit pour leurs approvisionnements de ciment qu’ils viennent faire à l’usine de Seyssins, soit aussi pour leurs rapports commerciaux avec les communes de Claix, Varces et Vif, aux foires desquelles ils conduisent régulièrement leur bétail. »
B. — La route des Ecouges.
Quelques années plus tard, une autre voie de communication, qui se trouve être l’une des plus pittoresques du massif, était ouverte vers le Nord-Ouest, joignant par Saint-Gervais et Rencurel l’intérieur du Vercors à la région de Tullins et Vinay sur la basse Isère. La grande difficulté de l’entreprise consistait à s’élever, de Saint-Gervais sur Isère, jusqu’au val synclinal des Ecouges, qui se prolonge au Sud par la vallée de Rencurel, et l’accès, rachetant 800 mètres de dénivellation, ne pouvait se faire que par le splendide défilé du Pas de l’Echelle, par où la rivière Dre venue entaille la muraille urgonienne du synclinal pour dégringoler en cascades vers l’Isère.
En dépit de ces difficultés, la route des Ecouges a été à l’ordre du jour tout au long du XIXe siècle, à raison de l’intérêt que présentait l’approvisionnement, en bois du massif, de la fonderie de canons installée à Saint-Gervais. En 1807, le Ministre de la Marine, qui « attachait beaucoup d’importance à ce que la fonderie de Saint-Gervais pût être mise sous peu de temps en état de couler des canons pour le port de Toulon », était très contrarié en apprenant que l’entrepreneur de la fonderie serait arrêté dans les transports des charbons dont il devait approvisionner cet établissement, parce que les chemins vicinaux qui communiquaient aux forêts des Ecouges et du Vercors et qui étaient connus sous la dénomination de sentier de l’Echelle et de la Porte, étaient très dégradés. Il demandait au préfet de l’Isère de les faire réparer sans retard; à peine laissaient-ils passage à une mule. Pendant tout le XIXe siècle, des réfections partielles des sentiers furent opérées, en même temps que des projets de route étaient présentés. Cependant, l’intérêt faiblissait avec la disparition de la fonderie de Saint-Gervais.
Finalement, en 1874, les habitants de Rencurel s’imposèrent une contribution volontaire afin d’accorder leurs désirs avec ceux de Saint-Gervais; ils y voyaient l’intérêt d’y trouver une issue vers les marchés de Vinay, L’Albenc, Tullins, Voiron et même Grenoble. En 1878, le projet définitif était rédigé. Le coût de la route à ouvrir serait de 116.000 francs, pour une longueur de 3.040 mètres comprise entre le pied du rocher de l’Echelle et le raccord avec un ancien chemin gagnant Romeyère et Rencurel. Un entrepreneur de Rencurel, Serratrice, se chargea de la besogne; il l’avait achevée en 1883.
Ainsi, à cette date, le massif possédait trois issues vers le Nord, par le Pas de l’Echelle, les gorges d’Engins et le plateau de Saint-Nizier. Un autre projet, fort séduisant, a été conçu par la commune d’Autrans : celle-ci a fait élaborer le plan d’une route audacieuse qui, d’Autrans, remonterait le vallon de l’Achard jusqu’à la pyramide de la Buffe, traverserait en tunnel la crête du Pas du Mortier et irait aboutir, de lacets en lacets, au hameau des Coings de Montaud d’où l’on peut descendre sur Saint-Quentin-sur-Isère ou vers Veurey et Grenoble. Ce serait un débouché nouveau pour les bois du Nord du massif et, en tous cas, une magnifique voie de tourisme.
C. — Les voies d’accès du Sud-Ouest.
C’est encore le désir d’exploiter convenablement les forêts de Lente, de Bouvante et de Léoncel qui a déterminé, de ce côté, l’établissement de nombreuses routes reliant le massif à l’extérieur.
L’initiative, de ce côté, semble être venue de la plaine plutôt que de la montagne. En 1806, l’administration des Ponts et Chaussées ne faisait guère intervenir dans ses préoccupations Léoncel, le Chaffal ou Bouvante; elle ne projetait encore qu’un chemin de Valence à Chabeuil, qui fut bientôt prolongé, une fois construit, jusqu’à Peyrus. Mais l’industrie croissante de cette localité (fabrications de drap, moulins à farine) nécessitait de nombreux charrois, dont la fréquence était encore accrue par le commerce des bois de chauffage et de charronnage et des charbons de bois provenant « des forêts du Chaffal, d’Omblèze, Bouvante, Oriol et autres lieux », commerce peu actif à la vérité. Aussi, dès 1837, un mouvement d’opinion réclamait-il « de sérieuses réparations sur cette route et le classement comme chemin de grande communication du détestable chemin alors existant entre Chabeuil et la Vacherie.
Le rôle de Chabeuil, en cette affaire, paraît avoir été essentiel. Ce fut son maire qui, en 1840, demanda au préfet une route de Peyrus à Léoncel : elle desservirait toute la partie de la montagne située à l’Est du département et « faciliterait le débouché des charbons, bois de chauffage et bois de service qui est presque nul par la difficulté des transports ».
Trois ans plus tard, le conservateur des forêts l’appuya énergiquement et cela se conçoit : encore en 1850, dans les forêts de l’Etat, des communes et des particuliers situées sur le territoire du Chaffal, de Léoncel et de Plan-de-Baix, les bois se gâtaient sur place, faute de voies de communication.
Les choses, cependant, traînèrent en longueur de façon lamentable. Quatorze ans passèrent. Enfin, en 1854, à la suite d’une’ intervention du conseil municipal d’Omblèze et surtout de celui de Chabeuil (« la Vacherie, disait-il, est le point le plus fréquenté de ces montagnes et le centre dans lequel se traitent les affaires et d’où partent les divers produits et denrées.»), le conseil général votait « le classement du prolongement jusqu’à sa jonction avec la ligne de grande communication n° 20 du chemin vicinal аз grande communication n° 18 ».
Dans les derniers jours d’août 1855, le chemin était ouvert. Il traversait Chabeuil, Peyrus, Ferroud, la Vacherie et venait aboutir à Léoncel. Fort utile à cette commune pour l’écoulement de ses produits, et notamment de son bétail, il dessert également le Chaffal et indirectement Omblèze. On peut donc lui attribuer un rôle intéressant dans la vie actuelle de la région.
Trois autres voies venaient ensuite assurer à cette partie du massif un débouché vers la plaine : celle de la vallée de la Gervanne, qui de Beaufort escalade rudement le gradin de Plan-de-Baix et va rejoindre à la Vacherie la route de Peyrus; celle qui, se faufilant dans le synclinal de Léoncel, descend vers le Royans; enfin la voie la plus directe entre Léoncel et la plaine de Valence, qui de Barbières s’attaque directement à la falaise dentelée de Pierre-Chauve et rachète en lacets une dénivellation supérieure à 700 mètres pour redescendre du col de Tourniol sur Léoncel. Les deux premières, orientées du Nord au Sud et dans le prolongement l’une de l’autre, n’en font administrativement qu’une, fragment du chemin de grande communication n° 20, de Saint-Jean-en-Royans à Nyons. Sa construction suivît de près celle de la route de Peyrus ; un rapport au préfet de la Drôme, en date du 3 mai 1865, indique que la route peut être considérée comme ouverte de Crest à Saint- Jean-en-Royans; quelques lacunes existent cependant encore et dans le nombre je dois, à mon grand regret, signaler la traversée du village de Plan-de-Baix, En 1873, le rapport de l’agent voyer en chef signale une lacune de 65? mètres sur le territoire de la commune d’Oriol-en-Royans. Le conseil général vote les crédits nécessaires pour l’exécution des travaux en 1874. C’est donc à cette date que des communications permanentes sont définitivement ouvertes entre ce bastion Sud-Ouest du Vercors et le Royans d’une part, la vallée de la Drôme de l’autre. Vers le Nord, la descente est aisé« et régulière du Pas de l’Homme (830 m.) vers Oriol et Saint-Jean; vers le Sud, c’est un véritable escalier de lacets qui rachète les 400 mètres de descente brusque entre le gradin de Plan-de-Baix et Beaufort-sur-Gervanne. Le réseau fut complété par l’ouverture, en 1895-1896, de la route Léoncel-Barbières, une des plus hardies du massif. Léoncel et la Vacherie, les deux centres routiers de cette partie du Vercors, disposent désormais de quatre voies d’accès vers l’extérieur. Il est difficile d’en désirer plus.
En même temps, l’administration forestière, soucieuse de mettre en valeur les vastes ressources de la forêt de Lente, débloquait le plateau qui tombe en falaises hardies, échancré des « reculées » de Combe-Laval, du Val Sainte-Marie et du col Repesson, sur la dépression synclinale du Royans. Dès 1866, elle livrait à la circulation la route dite de Pionnier, qui, partant du Bas-Bouvante, atteint le col de la Croix, et par deux énormes lacets de deux kilomètres de développement, aborde la falaise, l’éventre par le tunnel de Pionnier, contourne le serre de Pionnier et atteint, le cœur de la forêt de Lente. Quelques années plus tard (1871), la route de Saint-Jean à Lente franchissait le col de l’Echarasson et débouchait à son tour dans la forêt. L’administration a fait mieux encore : pour éviter les rampes et les détours imposés à la route par la traversée de la montagne de l’Echarasson, elle a construit, en 1896, la merveilleuse route de Combe-Laval. Celle-ci, quittant au col Gaudissard la route de Saint-Jean à l’Echarasson, s’accroche délibérément à la falaise urgonienne qui limite à l’Ouest la profonde reculée de Combe- Laval, en troue les éperons par des tunnels et atteint ainsi, par une pente douce et continue, le col de la Machine et le plateau de Lente; par sa hardiesse, par les magnifiques vues qu’elle procure sur la combe du Cholet, cette route forestière de Combe-Laval est aussitôt devenue une des voies touristiques les plus fréquentées du Vercors.
Long-temps isolée, vivant à l’écart, cette région Sud-Ouest du massif est donc aujourd’hui celle qui possède les voies d’accès les plus nombreuses vers l’extérieur, puisque de 1855 à 1896 elle a été dotée de six routes vers la vallée de la Drôme, la plaine de Valence, le Royans, et que l’une de ces voies est dédoublée. Il est peu de régions dans les Alpes qui possèdent un réseau d’accès aussi ample et mieux conçu. Le Vercors,. qui est de tous les massifs préalpins le plus fermé, est aujourd’hui le mieux pénétré par un réseau de voies de communication routières.
Le réseau intérieur
Pourvu de voies d’accès nombreuses et commodes, qui ne sont pas moins d’une douzaine, le massif n’avait plus qu’à compléter sa viabilité par la construction de nombreuses routes desservant l’intérieur de chaque territoire communal et le reliant aux grandes voies d’accès. Au risque de tomber dans des détails fastidieux, il nous faut, pour donner une idée exacte des possibilités de circulation routière en Vercors, insister quelque peu sur l’achèvement de ce réseau, qui se poursuit encore.
A. — Mettons d’abord à part les communes bordières du Nord du massif, qui ne sont pas reliées par route à l’intérieur et n’en éprouvent guère le besoin. Montaud, sut ce promontoire que l’Isère cerne de Veurey à Saint-Quentin, se déclarait encore, en 1876, la commune la plus mal dotée en chemins du département. Pourtant, elle est de longue date traversée par le chemin de Veurey à Saint-Quentin. Dans une pétition du 27 messidor an XIII, les habitants de Montaud exposent que, dans tous les temps, ils ont été chargés de faire le transport pour le gouvernement des bois de marine qu’ils descendent au port de Veurey (probablement ceux que les gens d’Autrans faisaient dévaler par le Pas de la Clé) ; ils font aussi des descentes de bois pour l’approvisionnement de la ville de Grenoble. La section comprise entre Montaud et Saint-Quentin est également antérieure au xixe siècle; en 1840, le receveur de la commune payait 100 francs pour des travaux exécutés sur le chemin de Saint-Quentin. Mais la route actuelle a été entièrement refaite en 1876.
Malleval, dans une combe pittoresque du flanc Nord-Ouest, dominée par les falaises du plateau des Coulmes, ne communique avec l’extérieur que par une cluse à travers un pli anticlinal dominant la plaine de l’Isère. Cette cluse de la gorge du Nan, l’une des plus belles du Vercors, est aussi une des plus difficiles. L’ancien chemin qui s’y insinuait disputait le fond de la gorge aux eaux du torrent; aussi, en 1873, était-il impraticable aux voitures et présentait des passages où pendant l’hiver la circulation des traîneaux ne s’effectuait qu’avec les plus grands dangers. Aussi le conseil municipal de Malleval décida-t-il, en 1880, de le rectifier, avec l’appui financier de la commune de Cognin sur laquelle débouche la vallée. La traversée du « Grand Rocher », représentant la retombée urgonienne de l’Ouest, était un grave obstacle, dont on, ne vint à bout qu’au prix de plusieurs tunnels; la dépense totale fut de 105.000 francs. Le chemin fut définitivement achevé lorsqu’on lui eut fait subir, en 1894, une rectification partielle. C’est l’un des plus beaux du Vercors si riche en travaux de ce genre.
Enfin les communes riveraines du bord Nord-Ouest, Izeron, Saint-Pierre-de-Cherennes, ont poussé de bonnes routes sur le flanc du massif, jusqu’aux hameaux qui dépendent d’elles, Montchardon, le Pas, à l’orée du territoire des Coulmes, dont elles desserviront ainsi les richesses forestières en gestation.
B. — Les communes des combes ouvrant sur le Royans, Choranche, Châtelus, Echevis, furent très démunies jusqu’à l’époque où les grandes voies de la Bourne et de la Vernaison vinrent traverser ou longer leurs territoires. L’établissement de ces routes transforma leur situation. Entièrement traversée, d’un bout à l’autre, par la route des Goulets, Echevis n’eut qu’à compléter son réseau par la construction d’un chemin desservant l’église et les terres de la rive gauche. Choranche, pour atteindre ses hameaux du haut, se reliait au chemin de Presles. Châtelus était moine favorisée, puisqu’en dépit d’une campagne acharnée, la route de la Vernaison avait évité son territoire. En 1860, la commune n’avait aucun chemin praticable. L’administration fit donc des efforts en sa faveur : le 12 janvier 1865, le préfet déclarait d’utilité publique l’ouverture, à Châtelus, d’un chemin neuf entre le pont Rouillard et le col de Mézelier; trois ans plus tard, il approuvait le projet relatif à la construction d’un chemin vicinal entre Vezor et le pont de Choranche. En 1870, Châtelus possédait :
1° un chemin du Pont-Rouillard au col de Mézelier;
2° un chemin du Pont-Rouillard au hameau de Vezor;
3° un chemin de Mézelier au pont d’Echevis et au hameau des Saf- frières;
tout le territoire était désormais desservi et mis en relations faciles avec le Pont-en-Royans.
C. — L’œuvre à accomplir à l’intérieur du massif était beaucoup plus considérable. Il y fallut la collaboration des communes, des départements et du service forestier. Le travail d’appropriation s’est effectué à partir de 1865-1870.
Dans l’Isère, la besogne la plus urgente sembla celle de la construction d’un réseau reliant à l’extérieur les riches communes pastorales et forestières d’Autrans et Méandre, au moyen d’une route allant de Lans à la vallée synclinale du Méaudret, suivant cette vallée et aboutissant aux Jarrands sur la voie de la Bourne, II fallut cependant attendre le 29 juin 1870 pour qu’une voix autorisée réclamât l’ouverture d’une route véritable dans cette contrée. Ge fut celle du garde général des forêts : « Au- trans, disait-il dans un rapport, est relié à Lans et au chemin d’intérêt commun le Villard-Grenoble par le chemin de la Grande-Combe. Il circule à travers la forêt communale de Méaudre sur 3 km. de long, dans une gorge étroite qu’il suit depuis la vallée d’Autrans jusqu’à la crête de la montagne, avec une pente variable de 10 à 15 cm, par mètre. » Faire en ce point un bon chemin, concluait-il, augmenterait considérablement la valeur des bois.
La chose était tellement évidente que les autorités compétentes furent vite convaincues. Cinq ans plus tard, le préfet, dans une lettre au Ministre de l’Intérieur, lui vantait le projet avec enthousiasme : « Autrans, écrivait-il, élève de nombreux bestiaux d’une race estimée; elle renferme de plus des forêts communales d’une étendue de plusieurs milliers d’hectares et d’une valeur très considérable qui sera presque doublée par la création de chemins de sortie. »
Aussi, dès 1873, les communes étaient-elles consultées. Leurs avis furent très partagés.
Engins se déroba, affirmant n’avoir aucun intérêt à l’ouverture de ce chemin.
Lans fit de même : l’actuel chemin de Lans à Méaudre suffisait. Quant à celui qu’on projetait, il ne pourrait que détourner de la commune les voyageurs allant de Méaudre ou d’Autrans au Villard-de-Lans, à Corrençon, au Pont-en-Royans ou dans d’autres localités situées dans la, même région.
Sassenage ne fut pas de meilleure composition. Elle alléguait, non sans quelque justesse, que ce chemin tendrait à diminuer les rapports de Sassenage avec Lans ou Méaudre, en facilitant leurs communications avec la vallée de la Bourne et le Royans où ces deux communes s’approvisionneraient désormais. Pourtant Pont-en-Royans et Saint-André observèrent la même attitude.
Mais les deux principales intéressées, Autrans et Méaudre, agirent tout autrement, La première adopta le projet et consentit sans broncher à supporter 32 % de la dépense. Tout au plus insinuait-elle que, pour la construction de la section Méaudre-Les Jarrands, on lui demandait beaucoup. Quant à la seconde, elle vota également le projet, en faisant suivre son adhésion des remarques suivantes : 1° l’embranchement sur Autrans, depuis Tranchegorge jusqu’au bourg d’Autrans, devait être payé uniquement par Autrans; 2° le reste du chemin intéressait également les deux communes, toutes deux devaient donc payer la même chose; 3° il fallait commencer les travaux par la gorge de Méaudre, qui était la seule voie à suivre par Méaudre et Autrans pour aboutir au chemin de grande communication n° 2.
Rencurel, enfin, et Ghoranche versèrent toutes deux 50 francs à titre de premier contingent.
Quant au Villard, considérant, quelques années plus tard, que son chemin vicinal n° 5 allait devenir inutile, puisque le futur chemin d’intérêt commun n° 7 lui serait parallèle, il en demanda le déclassement afin de le pouvoir aliéner, sa valeur devant servir à l’acquisition du terrain nécessaire à l’établissement de la nouvelle voie. Le 3 décembre 1877, la commission départementale faisait droit à cette demande.
Bien entendu, chacune des communes intéressées entendait que les travaux commençassent sur son territoire. Le 30 juin 1878, le conseil municipal d’Autrans demandait instamment la mise en adjudication du tronçon de la Grand-Combe compris entre la Croix-Perrin et de hameau de Périnière : « La route actuelle de la Grand-Combe présente en hiver des dangers sérieux par sa pente rapide, son exposition au Nord : elle est couverte de glace pendant six mois de l’année. » Cependant, ce fut par l’autre extrémité que s’entama l’ouvrage.
Le projet définitif des travaux à exécuter dans la vallée des Jarrands — où n’existait encore qu’un sentier — fut présenté le 26 mars 1877. Très avancés dès 1880, ces travaux furent terminés en 1883. (Méandre, pour être plus vite rattachée à la grande voie de la Bourne, n’avait pas hésité à contracter un emprunt de 15.000 fr.)
Puis ce fut au tour du tronçon de la Grand-Combe. Le projet de sa rectification fut approuvé en avril 1882 par le conseil général, et la réalisation ne s’en fit guère attendre. La section Tranchegorge-Les Griats était mise en adjudication dès 1882; en 1886, c’étaient des travaux d’élargissement du chemin aux abords de Méaudre; en 1887, aux abords d’Autrans.
Depuis lors, une seule question occupait encore les esprits : celle de la rectification du chemin entre la Jaume et la Croix- Perrin (en passant par la combe de l’Areynouse). Les pentes y étaient effroyables et, dès 1892, Méaudre mena une vigoureuse campagne en faveur de cette entreprise si nécessaire. Elle ajoutait — rares sont de telles déclarations — qu’elle avait de l’argent et paierait ce qu’il faudrait. Ce n’étaient point là paroles en l’air : elle consentit plus de 10.000 francs de dépenses à cet effet, et son exemple entraîna Autrans à s’imposer les mêmes charges. Après trois à quatre ans de discussions, la plupart des communes de la région leur venaient en aide (1895-96), et le chemin s’achevait. Partant de Lans, il traversait la Jaume, le col de la Croix-Perrin, les Griats, la Périnière, l’Echarlière et atteignait Autrans. Aux Griats, le tracé essentiel, se séparant de l’embranchement sur Autrans, passait par les Chaberts et les Imbeaux, gagnait Méaudre, puis s’engageait dans les gorges de Méaudre à la sortie desquelles il trouvait les Jarrands et la Bourne.
Dès lors, le réseau routier des Quatre-Montagnes était constitué; il ne restait qu’à brancher sur lui des vaisseaux capillaires. Autrans a lancé des routes qui atteignent tous ses hameaux, et Méaudre en a fait autant pour les siens; les deux communes se sont reliées par un chemin nouveau, le long du Méaudret, qui double la route des Griats : à Autrans, la magnifique route de l’Achard arrive jusqu’aux abords du Pas du Mortier. Cette commune est aujourd’hui une de celles de France qui dépense le plus pour ses voies de communication, et sa prospérité prouve que c’est là de l’argent bien placé. Lans et le Villard ont tracé des routes à travers tout leur val, les unes longitudinales, les autres transversales. Vers le Sud, le Villard a rejoint, par des routes coûteuses, le hameau des Clots (1223 m.) et celui de Valchevrière; cette dernière voie, ainsi que celle du hameau de Méaudret, domine de haut les gorges de la Bourne à Goule- Noire. Corrençon, dès son érection en commune, se reliait par une bonne route au Villard, et vers le Sud pousse une voie charretière vers Carette et le puits d’Arbounouze.
A l’Ouest, la commune de Presles réussissait, à la même époque, à s’ouvrir un accès vers la Bourne, à travers les hautes falaises qui dominent la combe de Choranche. Ce n’était pas une petite besogne, et il fallut attendre l’année 1885 pour que le chemin, avec ses magnifiques lacets et ses tunnels, fût livré aux voitures dans toute sa longueur (pl. III). Les résistances avaient été tenaces, en particulier celle de Choranche, dont on empruntait le territoire et qui refusait de contribuer aux dépenses. Car, disaient ses habitants, Choranche n’a aucune relation avec Presles qui va faire tous ses achats au Pont. « C’est encore au Pont que cette commune va faire moudre son grain : le Pont est le principal débouché dés produits agricoles, des bestiaux gras de toute espèce, des bois et des charbons dont la commune de Presles abonde. » Cette voie d’accès terminée, Presles y greffait des chemins se dirigeant vers l’Est et le Nord-Est, à la conquête du territoire des Coulmes, que Rencurel attaquait de l’autre côté par des voies aboutissant à la route des Ecouges qui dessert toute la commune.
Restait la Drôme, où la besogne était plus considérable encore, mais où l’administration forestière venait apporter aux travaux le plus puissant concours. Dès l’achèvement de la route des Goulets et de sa liaison avec la route de la Bourne, les communes ont entrepris l’adaptation de leur réseau à ces nouvelles voies. Vassieux s’est rattaché au Nord à La Chapelle-en-Vercors, et au Sud, par le col de Saint-Alexis, a rejoint le col de Rousset, La Chapelle a desservi par une route le groupe de ses hameaux de l’Oscence, et à l’Est, par les Chaberts, a atteint la haute Vernaison. Saint-Julien, Saint-Martin ont détaché des chemins vicinaux à droite et à gauche de la grande route Nord-Sud qui les traverse; la route de Tourtre, s’élevant en lacets, a atteint le plateau forestier du Pas de l’Ane. Saint-Agnan, sur plus de 5 kilomètres, a doublé sur la rive droite la route de la Vernaison.
Mais le travail de voirie le plus remarquable a été accompli par les Eaux et Forêts pour desservir les trois grands massifs forestiers de Lente, de la foret domaniale du Vercors et de Léoncel (les dates et les chiffres m’ont été obligeamment communiqués par M. D. Faucher).
Dans la forêt de Lente, la construction des chemins a suivi immédiatement l’établissement des voies d’accès vers l’extérieur.
C’est en 1866 qu’est ouverte, vers le Royans, la route de Pionnier; dès cette date, on commence à tracer à travers le relief karstique de la forêt un des réseaux les plus denses qui soient. Dès 1877, la forêt est entièrement traversée et une route atteint Vassieux par le col de Lachau; de 1883 à 1890, le réseau gagne tout le Sud, cernant le Montué, traversant le Brudour et gagnant le col de Lachau. Depuis l’achèvement de la route de Combe-Laval, les routes ont conquis le Nord, se reliant aux hameaux de La Chapelle-en-Vercors ; les dernières qui aient été ouvertes datent de 1912. Le réseau de voies carrossables de la forêt de Lente, calculé au-dessus des escarpements qui limitent le massif, comporte au moins 105 kilomètres.
La forêt domaniale de Léoncel, qui comprend les plateaux limités par le synclinal de Léoncel, la .combe de Bouvante-Haut, la combe d’Omblèze, a été ajourée par un réseau de routes aboutissant à l’Ouest au village de Léoncel, au Nord par le col de Bioux à la route d’Oriol, et se prolongeant au Sud-Est par le col de la Bataille jusque vers Ambel. Construit de 1868 à 1870, ce réseau compte encore 27 kilomètres.
Enfin le réseau de la forêt domaniale du Vercors représente peut-être l’effort le plus formidable. Cette forêt occupe, en effet, un vaste plateau à l’altitude moyenne de 1400-1500 mètres, tout crevé de dépressions karstiques, et qui domine de 600 à 700 mètres la haute vallée de la Vernaison. Il fallait donc escalader ce rebord, presque partout très raide, puis déployer les routes sur le plateau au hasard des dépressions. Dès 1865-1866, le rebord était gravi au Sud par la route de la Coche, plus tard par la route de la montagne du Grand-Larve, et les voies se déroulaient sur le plateau jusqu’à la limite du département; la dernière, celle du Pas des Bœufs, était achevée en 1897. La longueur du réseau dépasse aujourd’hui 61 kilomètres. Il faudrait encore y joindre les 7 kilomètres de la route de la montagne de Beurre, qui va rejoindre l’issue septentrionale du col de Rousset. Et ainsi l’ensemble des voies qui desservent les grands massifs forestiers du Vercors méridional atteint une longueur de 200 kilomètres.
Conclusion
Le réseau routier du Vercors peut être tenu pour achevé. Son importance est d’ailleurs considérable. La longueur des routes carrossables du massif, et par là nous entendons celles qui sont praticables aux voitures ordinaires (sans parler des chemins de chars), peut, en effet, être évaluée aujourd’hui à 650 kilomètres au moins. Encore ce chiffre, obtenu par mesures sur la carte, est-il probablement trop faible x. La « densité routière » qui en résulte est extrêmement élevée. Par rapport à la superficie du massif, qu’on peut évaluer à 956 kilomètres carrés, elle serait légèrement inférieure à 0,7, c’est-à-dire que le massif possède en moyenne 680 mètres de route par kilomètre carré, bien que 19 % de sa surface se trouvent au-dessus de 1500 mètres 2. Par rapport à la population en 1911 (11.880 hab.), elle atteint 5,5 kilomètres par 100 habitants. Il serait intéressant de comparer ces chiffres avec ceux des autres régions alpines; il est vraisemblable qu’ils classeraient le Vercors tout en tête.
En tous cas, ces routes ont provoqué dans le massif une prospérité d’autant plus remarquable que le pays était plus misérable avant leur établissement. Pouvant exporter les produits pour lesquels il possède de magnifiques aptitudes, et importer les denrées qu’il se procurait sur place à grand peine, il a pu se spécialiser dans l’exploitation de l’herbe et du bois et s’y enrichir. La culture des céréales y a partout diminué; à Autrans, à Méaudre, la proportion d’étendue en céréales par tête d’habitant est descendue à 13 et 17 ares. A leur place, sur les bonnes terres, on a établi des prairies ; le bétail n’est plus obligé d’aller chercher sa pâture sur de maigres montagnes pastorales, dont la forêt a repris possession. En dépit de la diminution de population, le nombre de bovins augmente; il est sensiblement plus élevé en 1914 qu’en 1876. Certaines communes, d’autre part, vendent d’énormes quantités de foin : le Villard-de-Lans en récolte 45.000 quintaux et en vend la plus grande partie. L’exportation du bétail et de ses sous-produits atteint des chiffres élevés ; pour la commune du Villard-de-Lans, en 1917, on peut en estimer la valeur à 100.000 francs pour les animaux, 15.000 francs pour les fromages, 12.000 francs pour le beurre; à Autrans (901 hab.), 105.000 fr. de beurre, 21.000 de fromages, 144.000 fr. de bétail; à Presles (368 hab.), on a vendu la même année pour plus de 50.000 francs de fromages ; ce sont ainsi des millions qui entrent chaque année dans les 22 communes du Vercors. Or le bois rapporte plus encore. Les vigoureuses forêts de résineux et de hêtres gagnent sans cesse sur les anciens pâturages et cultures de montagne, bien qu’on les exploite avec entrain; hiver comme été défilent sur les voies d’accès, vers Sassenage, vers Pont-en- Royans, vers Saint-Jean-en-Royans, les lourds camions qui défoncent les routes et prouvent leur utilité en les mettant à une rude épreuve. Méaudre (784 hab.) en a vendu, en 1917, pour 300.000 francs, Villard-de-Lans pour 280.000, Autrans pour 230.000, Montaud (332 hab.) pour 250.000; ainsi, à elles quatre, ces communes ont dépassé le million.
Ces exemples suffiront à montrer que le Vercors est riche. Or les habitants ne se dissimulent pas que c’est à leurs routes qu’ils doivent cette prospérité; ils n’ont même pas hésité à réclamer ardemment, après les routes, des voies ferrées, et une ligne de Grenoble au Villard-de-Lans a été ouverte au trafic en 1920. Nous avons ainsi, dans le développement du Vercors, un nouvel exemple de cette influence des voies de communication sur l’exploitation des montagnes que M. Arbos (Philippe Arbos, Evolution économique et démographique des Alpes françaises du Sud. – Comité des Travaux historiques, Bulletin de la Section de Géographie, XXVIII, 1913, p.296-306) a si heureusement indiquée à propos des Alpes du Sud.
Date d’ouverture des principales routes du massif du Vercors
- 1827 : Sassenage – le Villard-de-Lans
- 1854 : Route des Goulets
- 1866 : Die – Saint-Agnan
- 1872 : Pont-en-Royans – le Villard-de-Lans
- 1875 : Grenoble – Pariset – Lans
- 1883 : Route des Ecouges
- 1855 : Peyrus – Léoncel
- 1866 : Route de Pionnier
- 1871 : Route de l’Echarasson
- 1874 : Plan-de-Baix – Léoncel – Saint-Jean-en-Royans
- 1876 : Route de Montaud
- 1883 : Route Autrans – Méaudre
- 1885 : Route de Presles
- 1894 : Route de Malleval
- 1896 : Barbières – Léoncel
- 1896 : Route de Combe-Laval
- 1866-1912 : Forêt de Lente
- 1868-1870 : Forêt de Léoncel
- 1865-1897 : Forêt domaniale du Vercors
Source : https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1921_num_9_2_2822